Le Festival Photo du Guilvinec revient du 1er juin au 30 septembre 2021 !

Le photographe portugais Pepe Brix  est l’un des quatorze photographes exposés dans cette 11ème édition dédiée à « L’homme et la mer »

Comme Frédéric Brunquell l’a fait pour la grande pêche française dans son film et son livre « Hommes des Tempêtes, Pepe Brix rend hommage aux “derniers héros portugais – Os Ultimos Herois »- de la pêche à la morue, le poisson culte du Portugal. Le photographe, né aux Açores en 1984 dans l’île de Santa Maria, a partagé durant trois mois et demi jusqu’à Terre Neuve la vie de l’ équipage de l’un des derniers morutiers portugais, le « Joana Princesa”.

The Box : comment le conteneur continue à changer le monde ! Episode 2

Laure Bonnaud, chercheuse à l’INRAE, commente,avec un regard contemporain, le livre culte de Marc Levinson, paru en 2005 « The Box, comment le conteneur a changé le monde ».

Un livre qui a inspiré une exposition créée en 2014 au Port Musée de Douarnenez et qui, depuis, a fait du chemin : vers Dunkerque d’abord au musée portuaire, puis à Liège.

Un livre qui a inspiré aussi le travail d’un photographe français, Gildas Hemon, exposé cette année au Festival Photo du Guilvinec.

Pour Gildas Hemon, le conteneur est  bien plus qu’une simple boîte de couleur, c’est aussi un point de rencontre entre marins et dockers, cargos et remorqueurs : 

 » Rencontrer, découvrir et photographier,  principalement au Havre et à Montoir, ces métiers et pratiques qui alimentent depuis trente ans une partie du quotidien de la planète, se faufiler entre quais, portiques et stackers a été  un de mes meilleurs voyages photographiques »

Retour sur The Box de Marc Levinson avec Laure Bonnaud

« Avant les conteneurs »

Marc Levinson commence par décrire ce qu’est le transport maritime avant la mise en place de la conteneurisation, dans les années 1950. Une grande partie de la flotte commerciale internationale ayant été détruite pendant la seconde Guerre mondiale, la marine marchande s’appuie alors sur les Liberty Ships, des navires de convoi, très lents, construits pendant le conflit. Ces navires ont été conçus délibérément petits, pour limiter les pertes en cas d’attaques de sous-marins. Leurs dimensions atypiques requièrent un savoir-faire pointu pour les charger, ce qui signifie à la fois ne pas perdre de place dans les caves et prévoir d’emblée le déchargement tout au long du parcours : ce qui va le plus loin doit être au fond de la cave, ce qui est destiné à la première escale doit se trouver près du panneau d’écoutille.

L’industrie portuaire emploie alors une très nombreuse main d’œuvre et c’est le poste de dépense le plus élevé, car les navires de guerre sont peu coûteux à l’achat et que les équipements portuaires sont quasi inexistants. C’est donc le temps passé sur les quais lors du chargement et du déchargement qui constitue le principal poste de dépense pour les entreprises de transport, et il est très supérieur au temps passé en mer. Le fret part d’une usine ou d’un entrepôt et il est chargé pièce par pièce dans un camion ou un autorail. Il est ensuite déchargé en centaine ou milliers d’exemplaires, sur les quais, avant d’être recompté, re-trié et amené près des flancs des bateaux pour le chargement dans une cargaison composée généralement de « fret mixte », c’est-à-dire de toutes sortes de produits. Même si les chariots élévateurs sont apparus dans les années 1920 et sont largement employés dans les années 1950, le transport à dos d’hommes reste souvent la meilleure solution. Les débardeurs s’occupent aussi bien de petits cartons de fruits tropicaux délicats que de sacs de charbons. Le travail est dangereux : les accidents y sont trois fois plus répandus que dans le bâtiment, 8 fois plus que dans l’industrie.

Le travail des débardeurs est soumis au niveau d’activité dans le port qui dépend de l’arrivée des navires : parfois, il n’y a pas du tout de travail alors qu’à d’autres moment, les contremaîtres embauchent tous ceux qu’ils trouvent. Dans de nombreux endroits, la pratique du pot-de-vin hebdomadaire au contremaitre, pour s’assurer d’un emploi la semaine suivante, est courante. Suite à de très nombreuses grèves après-guerre, les pouvoirs publics cherchent partout à réglementer l’accès au marché du travail des débardeurs, par des systèmes de listes ou d’enregistrements de travailleurs permanents ou occasionnels. Deux problèmes cristallisent les conflits : les vols, très courants, et le volume d’embauche, en particulier pour les débardeurs enregistrés. Les systèmes de listes ne résolvent cependant pas le problème à l’origine des grèves, c’est-à-dire l’activité très discontinue des ports.

Les débardeurs forment partout des communautés très soudées, souvent sur la base de leurs origines : les Irlandais, Italiens, etc. Aux États-Unis, trois quart d’entre eux sont noirs, mais les débardeurs blancs et noirs appartiennent à des sections syndicales différentes et travaillent souvent sur des navires différents, la Nouvelle-Orléans constituant une exception. Les nouveaux venus dans la profession sont souvent issus d’une famille qui compte déjà plusieurs débardeurs, ou ont épousé une fille de débardeur.

Dans ce contexte, la conteneurisation est présentée comme un moyen de limiter la main d’œuvre : au lieu de charger, décharger, déplacer des articles en vrac, pourquoi ne pas les disposer dans de grosses boites ? C’est la proposition de Malcom McLean, le « père de la conteneurisation »,  un entrepreneur routier qui se lance dans le transport maritime.

Les difficiles débuts de la conteneurisation

Au début des années 1950, Malcom McLean est un transporteur routier prospère, qui s’inquiète cependant de l’aggravation des embouteillages et craint qu’ils ne mettent en péril son entreprise. Il a l’idée de combiner transport routier et transport côtier. Le projet est ambitieux car le transport maritime est alors moribond : il y a moins de trafic dans le port de New York au début des années 1950 qu’au début des années 30. L’idée s’avère cependant excellente : McLean peut proposer à ces clients des prix beaucoup plus avantageux en combinant les différents modes de transport que si les marchandises passaient uniquement par la route ou les chemins de fer. Pour développer son projet, il convainc l’autorité portuaire de Newark de développer un terminal spécial pour les camions, achète une petite compagnie maritime, Waterman, qui détient des droits lui permettant de desservir 16 ports différents, et développe une filiale, la société Pan-Atlantic. Il débute en acquérant des pétroliers de la Seconde Guerre mondiale pour une somme modique, qu’il charge de conteneurs. Le premier chargement a lieu 26 avril 1956 sur le port de Newark. L’Ideal-X est chargé en moins de 8h, au rythme d’une caisse toutes les 7 minutes et il part pour Houston. Dès le début, McLean a compris que le fret maritime ne peut exister qu’avec des installations adéquates : des ports adaptés et des grues spécialement conçues pour le chargement des conteneurs sur les navires. Il va donc aider à la rénovation ou au développement des installations portuaires et contribuer à la mise au point de grues embarquées sur ses navires.

A la même période, sur la côte ouest, la compagnie Matson, qui dessert principalement Hawaï (pour la canne à sucre et les ananas) s’intéresse également au fret maritime. Elle opte pour des grues de quai (et non embarquées, comme McLean) et transporte également les marchandises dans des conteneurs, dont la taille est adaptée à ses besoins et ne correspond pas aux choix du fret de la côte est. Parce qu’elle transporte des denrées alimentaires, la compagnie équipe également quelques cales d’un système de refroidissement pour accueillir les conteneurs réfrigérés. Le 31 août 1958, Matson effectue un premier trajet au départ de San Francisco (Los Angeles-Oakland-Honolulu).

Au début des années 1960, Matson sur la côte ouest et Sea-Land service (le nouveau nom de la compagnie McLean adopté en 1960) sur la côte est sont les deux seules compagnies dont l’activité repose sur le transport par conteneurs. Les affaires sont d’abord difficiles : seules un petit nombre d’entreprises envisage ce type de transport. Parmi elles, on compte les fabricants de produits chimiques, notamment d’engrais et d’insecticides, et les entreprises alimentaires. En 1962, seules 8 % des marchandises qui passent par le port de New York sont transportées dans des conteneurs. Sur la côte ouest, seul 2 % du fret est conteneurisé. Le vrac reste donc majoritaire. En outre, les responsables du transport maritime ne croient pas à son succès. La même année, McLean obtient des pouvoirs publics l’autorisation de mettre en service des navires entre Newark et la Californie, essentiellement pour les conserves de fruits et légumes depuis la Central Valley. Pour Sea-Land service, le problème des trajets retours, avec de nombreux conteneurs vides, constitue cependant un casse-tête. La compagnie se déploie ensuite vers Porto Rico, et la liaison se révèle vite rentable, favorisant l’expansion de Sea-Land. En 1963, elle compte déjà 3000 employés et en 1965, la gestion des conteneurs de toute la compagnie se fait par ordinateur.

Le secteur des transports est alors très réglementé : sur le marché intérieur, la répartition des lignes est décidée par les autorités qui découragent la concurrence ; sur les lignes extérieures, les tarifs sont fixés marchandise par marchandise, par des conférences (ou « cartels »). Pour le fret militaire, l’armée répartit les stocks, sans appel d’offre. En conséquence, sur le marché intérieur, la plupart des marchandises voyagent par camion. Ce sont finalement les chemins de fer qui décident de relancer l’activité, en se concentrant sur le transport à longue distance et en proposant une nouvelle organisation : elles déposeraient les remorques sur des zones de transit d’où la fin du voyage est réalisée par camion. Pour mettre en place ce nouveau système, il faut un accord de l’Interstate Commerce Commission (ICC), qui commence par s’opposer au transport des camions sur rail. Les compagnies de chemins de fer ripostent en transportant non des camions, mais des conteneurs, qui sont ensuite posés sur des châssis de camions. Le conteneur sur rail résout un double problème : sur un plan réglementaire, il a l’aval de l’ICC et il permet aux compagnies de chemins de fer de ne plus avoir à entretenir des wagons de marchandises. Les premières lignes de ferroutage sont lancées en 1954 par le Pennsylvania Railroad, en service entre New York et Chicago, puis vers Saint-Louis. Cette innovation est bientôt extrêmement rentable. Pour les transports proches, le camion reste le moyen de transport le plus prisé. Au-delà de 800 km, le chemin de fer est préférable. General Electric ou Kodak font partie des premières entreprises qui remplissent des conteneurs et les expédient par le train. Bientôt, les aliments transformés, les viandes fraîches, les oranges, les savons et la bière font partie des produits les plus transportés et le marché se développe rapidement durant les années 1960. La possibilité de combiner le ferroutage et le transport maritime apparait dès l’origine, mais ce développement nécessite des installations portuaires différentes de celles qui existent dans les ports « historiques ». Ainsi, le port de New-York, avec ses quais en mauvais état, ne peut faire concurrence au gigantesque port de Newark, nouvellement construit.

Au milieu des années 1960, Matson comme Sea-Land Service décident de renouveler leur flotte, jusque-là composée d’anciens navires de guerre très lents. Ce faisant, ils relancent l’activité. En 1966, Moore-McCormick Lines ouvre un premier service de conteneurs transatlantique (des remorques routières, des conteneurs et du vrac), vers la Scandinavie. Les premières marchandises transportées sont le whisky (il est moins volé en conteneurs qu’en vrac) et le matériel militaire, notamment vers l’Allemagne. Les contrats militaires sont un puissant soutien au secteur : à elle seule, la demande militaire garantissait la rentabilité des premiers voyages transatlantiques de Sea-Land… Si, en 1966, seules trois compagnies font du transport international par conteneurs au départ des États-Unis, elles sont 60 en 1967. Trois ans après les premières traversées transatlantiques par conteneurs, il ne reste que deux compagnies qui exploitent des vracquiers pour le trajet. Cette évolution est également favorable au fret ferroviaire, pour acheminer la marchandise vers les ports, ce qui contribue au développement d’un transport combiné route-rail-mer.

En parallèle ont lieu des discussions sur la normalisation des conteneurs, qui existent sous de très nombreuses formes : on trouve aussi bien des caisses en bois avec renforts en acier que des « boites Conex », soit des caisses en acier de 2,45 m de profondeur sur 2,09 m de haut, utilisées par l’armée. À la fin des années 1950, un fabricant peut proposer jusqu’à 30 modèles différents. En 1959, une enquête pour une compagnie maritime montre que 43000 des 58 000 conteneurs mesurent moins d’un mètre carré à la base. Cette diversité de format menace la conteneurisation, ce qui conduit le gouvernement fédéral à lancer une réflexion sur la taille, le poids maximal autorisé et sur la construction des conteneurs. La difficulté tient à ce que cela ne concerne pas uniquement le secteur maritime, mais aussi celui des camions et des chemins de fer. Outre des instances spécifiques au secteur maritime (la Maritime Administration, ou Marad), le dossier est également instruit par une instance de normalisation, l’American Standards Association (ASA) et la National Defense Transportation Association (NDTA) qui représente les compagnies gérant du fret militaire.  En 1961, l’Organisation internationale de normalisation (ISO) se penche également sur le problème. Au bout de 10 ans de négociation, en 1970, les mesures suivantes sont finalement adoptées : 2,59 m de hauteur, 2,44 mètres de largeur et quatre longueurs possibles, soit 3,04 mètres, 6,09 mètres, 9,14 mètres et 12,19 mètres. La pratique et les choix des sociétés de leasing, conduiront progressivement au succès du conteneur de 12 mètres.

La guerre du Vietnam

Un des chapitres les plus intéressants du livre de Marc Levinson concerne l’impact de la guerre du Vietnam sur l’évolution du secteur. En 1965, le président Johnson annonce l’envoi de 65 000 hommes supplémentaires au Vietnam, où se trouvent déjà 23 300 soldats. Ces renforts militaires supposent une logistique adaptée pour non seulement convoyer le personnel, mais aussi tout le matériel nécessaire. Or, depuis le début du conflit, le Vietnam est le théâtre d’un énorme cafouillage logistique. Les infrastructures locales sont très insuffisantes : le Vietnam du sud ne dispose que d’un seul port en eaux profondes, d’une seule ligne de chemin de fer et a des routes en mauvais état. L’armée américaine, pour sa part, n’a pas unifié sa logistique. Les 16 composantes présentes sur place s’appuient donc sur 16 dispositifs logistiques différents. Entre elles, la concurrence est permanente pour s’approprier les camions de livraison ou les entrepôts. Les navires en provenance de Californie mouillent dans les ports car les eaux ne sont pas assez profondes pour qu’ils atteignent les débarcadères. Ils sont ensuite déchargés selon un vaste système de débrouille, par chaland ou navire amphibie. Sur les ports, les vols sont nombreux et ils attisent les conflits avec les populations locales. Enfin, comme il n’y a pas d’entrepôts en nombre suffisant, les cargos sont utilisés pour le stockage et sont donc immobilisés au mouillage. La désorganisation est manifeste, et elle est d’ailleurs dénoncée dans plusieurs rapports et missions, du parlement comme de l’armée américaine. Or l’annonce du président Johnson doit se traduire par l’arrivée chaque mois de 17 000 soldats supplémentaires, chaque bataillon de 803 personnes étant équipé de 409 tonnes de matériel ou 1015 tonnes pour les bataillons mécanisés. Confronté à cette situation, le commandement décide de développer le port de Da Nang, à 692 km au nord de Saigon. Mais il s’agit d’un port aux eaux peu profondes, qui ne dispose d’aucun matériel de manutention du fret. Le choix se porte donc sur Cam Ranh, à 483 km au sud de Da Nang, pour en faire un complexe logistique. L’emplacement ne dispose d’aucune infrastructure et comprend de vastes zones de sables mouvants. Il présente cependant l’avantage d’être entièrement contrôlé par l’armée américaine, ce qui est un atout dans la prévention contre les vols et la corruption…

Fin 1965, c’est l’engorgement attendu. L’armée américaine se tourne alors vers les transporteurs maritimes pour bénéficier de leur expertise. Sollicité dans ce cadre, Malcom McLean propose le transport par conteneurs. Les autorités militaires sont réticentes, car elles n’ont pas d’expérience en ce domaine. Mais il parvient à les convaincre  : sa flotte de navires avec des grues de bord et son expérience des traversées du Pacifique sont des atouts importants. Dans un premier temps, Sea-Land Service n’obtient un contrat que pour acheminer les marchandises aux Philippines. Fin 1966, un appel d’offres est lancé pour un service de porte-conteneurs à destination du Vietnam. En mars 1967, la compagnie Sea-Land service emporte un contrat pour 7 navires entre Oakland Seattle et Cam Ranh, que l’entreprise s’engage à équiper de grues. Elle fournit aussi des conteneurs réfrigérés (de la viande, des fruits et légumes et mêmes des crèmes glacées feront plus tard partie des marchandises livrées) et livre jusqu’à 50 km autour de ses quais, avec ses propres camions. La baie de Cam Ranh devient un vaste terminal à conteneurs, avec une livraison tous les 15 jours, les navires et les marchandises étant suivi par ordinateur. Les 7 porte-conteneurs de Sea-Land Service transportent autant de fret que 20 bâtiments traditionnels. En 1968, 1/5 du fret militaire du Pacifique voyageait par conteneurs (2/5 si l’on ne considère que le fret non pétrolier). L’armée, autrefois réticente, devient une grand adepte des conteneurs. En 1970, la moitié du fret militaire à destination de l’Europe est conteneurisée.

Ainsi, le conteneur a prouvé en situation qu’il était vital pour l’effort de guerre au Vietnam. Pour Sea-Land Service, les contrats du ministère de la Défense sont très importants : chaque aller-retour entre la Côte Ouest et la baie de Cam Ranh rapportait 20 000 dollars par jour… De plus, pour ne pas faire revenir ses navires à vide, Sea-Land Service organise une escale au Japon, un pays alors extrêmement dynamique et qui cherche des solutions pour exporter sa production industrielle. L’escale à Yokohama permet de faire revenir des navires remplis de téléviseurs et de chaines stéréo japonaises, préfigurant les circuits commerciaux des années 1980… »

Laure Bonnaud Transhumances

Festival des Mémoires de la Mer : c’est reparti !

A retenir sur vos agendas : la deuxième édition du Festival des Mémoires de la Mer, après celle de Fécamp en 2019, aura lieu à Rochefort et La Rochelle le vendredi 1er et le samedi 2 octobre 2021.

La sélection des livres, bandes dessinées et films documentaires en compétition pour les prix des Mémoires de la Mer 2021 sera dévoilée sur le pont de l’Hermione lors de son escale à La Rochelle le samedi 19 juin..

The Box : comment le conteneur continue à changer le monde !

Alerte sur le trafic maritime des conteneurs, alertait le quotidien La Croix le 25 mars dernier, « Le transport maritime au bord de la crise de nerfs », titrait le 29  avril le  magazine week-end du quotidien Les Echos.

L’échouage, le 23 mars 2021, en travers du canal de Suez, de l’Ever Given, un porte-conteneurs de 220 000 tonnes, bloquant tout le trafic international pendant sept jours, avait jeté, c’est vrai, une lumière crue sur la situation ahurissante du commerce maritime mondial après une année de crise sanitaire.

Sur ses vulnérabilités mais aussi sur la place centrale du conteneur dans l’économie mondiale : le conteneur, dont Pascal Lamy, l’ancien directeur de l’Organisation Mondiale du Commerce disait qu’il était avec Internet l’un des deux moteurs de la mondialisation.

L’occasion de relire avec Laure Bonnaud, chercheuse à l’INRAE, le livre culte de Marc Levinson, paru en 2005 « The Box, comment le conteneur a changé le monde »

Avec son autorisation, nous reproduisons ci-dessous en deux volets l’article qu’elle a publié récemment sur le site de Transhumances

Échouage de l’Ever Given dans le Canal de Suez©Samuel Mohsen/picture alliance/Gettyimages

Voyage en soute. A propos de « The Box », de Marc Levinson

Par Laure Bonnaud

Le livre de Marc Levinson contient plusieurs anecdotes frappantes. Une histoire de Barbie, tout d’abord, désormais assez connue : depuis le milieu des années 1990, Barbie est fabriquée en Chine pour ce qui est de la silhouette, grâce à des moules américains et des machines japonaises et européennes ; ses cheveux sont japonais ; le plastique de sa silhouette, taïwanais ; les pigments, américains, et les vêtements en coton, chinois. Barbie illustre parfaitement la nouvelle donne des chaines d’approvisionnement  où la production intégrée n’est plus la norme. Ces modes de production sont le résultat de mutations de grande ampleur, notamment dans le secteur des transports, en particulier le transport maritime. Marc Levinson raconte également une anecdote sur la fabrication des automobiles : en 2001, après les attentats du 11 septembre, le durcissement des contrôles douaniers a entrainé la fermeture des usines automobiles du Michigan, pendant trois jours. Coupées de ses importations, la construction automobile, fortement dépendante du « juste-à-temps », ne pouvait tout simplement plus fonctionner. De nos jours, les entreprises fabriquent chaque composant et chaque produit fini sur le site le moins cher, tout en prenant en compte les salaires, les taxes, les subventions, le coût de l’énergie et les tarifs douaniers, sans oublier les temps de transit et la sécurité. Partout, les stocks sont établis à un niveau minimal. En 1998 déjà, moins d’un tiers des conteneurs importés en Californie du Sud renfermaient des biens de consommation : les autres étaient plein de « biens intermédiaires », partiellement transformés sur un site, terminés sur un autre.

Pour Marc Levinson, ces nouvelles chaines d’approvisionnement, qui dépendent de l’intensification des transports dans le monde entier, se sont mises en place grâce la conteneurisation. D’où ce livre, qui retrace l’histoire des conteneurs aux États-Unis, depuis les années 1950 jusqu’au début des années 2000.

La « révolution » du conteneur

En avril 1956 a lieu sur le port de Newark le premier chargement de conteneurs sur un navire. Pour Marc Levinson, cette date marque le début de ce qu’il appelle une révolution : le transport maritime des marchandises dans des caisses métalliques. Avant l’avènement du conteneur, le transport des marchandises coûtait cher et expédier des produits à l’autre bout du monde était difficilement rentable. Le conteneur, en réduisant les frais d’expédition par bateau, a entrainé un fort développement du volume du commerce international des produits manufacturés et ce, dès la première décennie de son existence.

Cette révolution a entrainé des conséquences sur des plans divers :

  • Les ports qui n’étaient pas adaptés au chargement et au déchargement des conteneurs ont disparu. Parmi eux, le plus emblématique est New York, mais on peut aussi penser à Liverpool. D’autres installations portuaires ont en revanche connu un développement rapide, comme Seattle aux États-Unis, Felixtowe en Grande-Bretagne ou Tanjung Pelepas en Malaisie.
  • Des compagnies maritimes historiques ont fait faillite ou ont été absorbées. Les compagnies qui leur ont succédé ont construit des bâtiments gigantesque conçus pour accueillir des conteneurs. Elles emploient peu de personnel : un navire de 3000 conteneurs de 12 mètres peut être manœuvré par un équipage d’une vingtaine de personnes seulement. Tous les mouvements complexes, ainsi que la maintenance, sont réglés par ordinateur avant que le navire entre dans le port.
  • De nombreux emplois ont disparu des quais. La fin du fret pièce par pièce a entrainé une diminution des mouvements de marchandises, donc une réduction d’activité pour les débardeurs, de moindre dépenses de main d’œuvre pour le chargement et déchargement des bateaux, ainsi qu’une baisse du temps où les navires restent à quai : certaines zones du navire sont chargées alors que le déchargement n’est pas terminé à l’autre bout. Des milliers de conteneurs sont ainsi manipulés en moins de 24 h avant que le navire ne reprenne la mer.
  • La géographie des implantations industrielle a été profondément modifiée. Le transport maritime peu coûteux a permis que les entreprises s’éloignent des zones de production et de consommation des grandes villes, au foncier inabordable, pour des petites villes aux terrains et aux salaires bon marchés. Il a marqué également la fin des grands complexes industriels où l’on fabrique les produits de A à Z au profit d’entreprises plus petites et spécialisées qui échangent entre elles par bateau des pièces ou des produits inachevés dans des chaines d’approvisionnement qui s’allongent… Ainsi le développement de la production industrielle « juste à temps » est indissociable de la généralisation des conteneurs, car elle permet une grande précision sur les délais et une diminution des stocks chez les fabricants. Il s’agit dans cette révolution de gagner du temps autant que de l’argent.

Cette révolution a enfin rendu plus difficiles les contrôles douaniers et de sécurité. Les conteneurs transportent aussi bien des objets non déclarés, des stupéfiants, des animaux, des hommes et des femmes migrants, du matériel terroriste que des cargaisons parfaitement légales. La vérification s’avère impossible puisqu’ouvrir les battants ne permet en général de voir que des murs de cartons. »

Exposition Monumenta 2016 au Grand Palais
Huang Yong Ping, Empires, MONUMENTA 2016 © Adagp, Paris 2016, courtesy de l’artiste et Kamel mennour, Paris, Photo Didier Plowy pour la Rmn-GP

A suivre…

« La Chine, un empire à l’assaut du droit de la mer »

Sur le pont d’envol du porte-avions chinois Liaoning en 2017 (Photo : Xinhua)

Nathalie Guibert nous a autorisé à reproduire ci-dessous le remarquable dossier qu’elle a publié dans le Monde des 7 et 8 mars 2021. Nous lui en sommes particulièrement reconnaissants. 

« La Chine, un empire à l’assaut du droit de la mer »

« En affichant sa souveraineté en mer de Chine du Sud, Pékin fait prévaloir des droits dits « historiques » sur les règles internationales, qu’il sape chaque jour de façon plus agressive.

Un destroyer de l’US Navy qui passe dans le détroit de Taïwan, début février, au nom de la « liberté de navigation ». Deux porte-avions américains qui s’exercent de conserve en mer de Chine du Sud quelques jours plus tard. Suivis par dix bombardiers chinois, lancés dans une mission fictive de frappes antinavires. Avant que l’Armée populaire de libération ne lance simultanément ses trois flottes, celles des mers du Nord, de l’Est et du Sud, pour un mois de mars d’exercices tous azimuts…

Entre les deux grandes puissances, la saison des démonstrations de force bat son plein, comme pour marquer l’arrivée du nouveau président américain, Joe Biden, à la Maison Blanche. La guerre n’est toutefois pas à l’ordre du jour. Dans les approches de la Chine, c’est un pilier majeur de la mondialisation que les deux grands éprouvent : le droit international de la mer.

Les Etats-Unis n’ont pas signé la Convention des Nations unies sur le droit de la mer adopté en 1982, à Montego Bay (Jamaïque), dont ils sont aujourd’hui les défenseurs les plus bruyants. La Chine, elle, a ratifié le texte, mais le sape chaque jour de façon plus agressive, en affirmant comme sienne la mer située à l’intérieur de la « ligne en neuf traits » – ce grand U qu’elle a dessiné unilatéralement, en 1947, et qui, depuis Taïwan, longe les Philippines, Brunei, l’Indonésie, la Malaisie et le Vietnam.

Tous ces riverains se heurtent à cette « frontière » dénuée de base légale. Elle empiète sur leurs eaux territoriales, dans lesquelles Pékin occupe nombre d’îles parmi les Spratleys et les Paracel, disputées par tous. En lançant son vaste exercice naval le 1er mars, le ministre chinois de la défense a déclaré : « Nous ne perdrons pas un pouce des terres que nous ont léguées nos ancêtres. »

Pour asseoir sa puissance montante, l’empire de Xi Jinping est devenu un Etat révisionniste du droit maritime international. L’attitude actuelle de la Chine « représente la plus grave des tentatives récentes de le violer », explique Collin Koh, un spécialiste de l’école S. Rajaratnam d’études internationales, à Singapour : « Elle cherche à tirer parti de son pouvoir militaire croissant pour contraindre les Etats côtiers de la mer de Chine du Sud à renoncer à exercer leurs droits légitimes garantis par la Convention de l’ONU, à savoir exploiter les ressources situées dans leur zone économique exclusive [ZEE]. »

A l’instar de nombreuses autres règles multilatérales, la convention de Montego Bay vit-elle ses dernières heures ? Elle est en tout cas en danger, estime, en France, Pascal Ausseur, directeur de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques.

« La mer est longtemps restée “la chose commune”, selon le principe formulé par Grotius au XVIIe siècle, avant de ne devenir qu’une aire de transit au service du commerce des empires coloniaux européens, rappelle-t-il. Montego Bay a scellé un compromis pour une appropriation raisonnable de leurs eaux par les Etats. Mais, à présent, les puissances continentales – Chine, Turquie, Russie – réclament davantage. »

La convention a inventé les « eaux territoriales », une bande s’étendant jusqu’à 12 milles marins des côtes, sur laquelle s’applique la souveraineté de l’Etat. Le texte de l’ONU a également mis en place les ZEE, tracées selon un code précis jusqu’à 200 milles des rives et sur lesquelles l’Etat côtier exerce des droits souverains, concernant notamment les ressources naturelles. Les ZEE ont été créées avec le principe d’un « résultat équitable » pour les Etats qui, placés face à face, se disputeraient des eaux.

Dans les mers fermées comme la Méditerranée, ou encombrées, telle la mer de Chine méridionale, il fallait une négociation politique. D’innombrables arrangements bilatéraux ou régionaux, complétés par des accords sur la pêche, ont depuis été conclus, afin que la cohabitation de riverains avides de poissons ou de gaz soit la moins mauvaise possible.

Ilots contestés

Le droit international définit aussi ce qu’est une île, ouvrant droit à des portions souveraines de mer. Ce qui a conforté les Etats-archipels tels que l’Indonésie ou les Kiribati, avant d’être réinterprété par la Chine. Le texte de 1982 précise enfin que la souveraineté des eaux « s’étend à l’espace aérien au-dessus de la mer territoriale ainsi qu’au fond de cette mer et à son sous-sol ». Sur cette nouvelle carte, des règles organisent le droit de chacun à naviguer dans les eaux territoriales des autres, en définissant le « passage inoffensif » : une circulation libre, à condition de ne pas polluer, pêcher ou collecter du renseignement. Les navires de guerre ont le même droit, s’ils cessent leurs activités (pas de mise en œuvre d’hélicoptères par exemple). Les sous-marins doivent passer en surface.

Pékin ne réclame pas la mise au rebut de la convention de Montego Bay. Mais il en tord tous les principes, au nom de « droits historiques », sans base légale, revendiqués à l’ONU en 2009 : par note verbale, la Chine déclarait une zone maritime de 2 millions de kilomètres carrés, îles comprises. De premières constructions avaient commencé en 1988 sur le récif de Johnson du Sud, dans l’archipel des Spratleys. Pékin a accéléré la poldérisation des îlots contestés en mer de Chine du Sud, au cours des années 2010, en y édifiant des bases militaires.

Depuis, la Chine conforte ce fait accompli, multipliant les incidents avec les navires qui s’approchent des côtes. Le régime communiste n’a tenu aucun compte du jugement, émis en 2016, par la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, selon lequel la « ligne en neuf traits » n’avait « aucun fondement juridique » et ne pouvait justifier l’extension de la ZEE chinoise. L’arbitrage avait donné raison à Manille, soucieux de voir ses droits clarifiés après que des gardes-côtes chinois avaient expulsé, en janvier 2013, les pêcheurs philippins du récif de Scarborough, dans les Spratleys.

« Le discours des Chinois reste ambigu, explique Christophe Prazuck, directeur du tout nouvel Institut de l’océan de l’Alliance Sorbonne Université, et ancien chef d’état-major de la marine française. Ils ne disent jamais quel est le statut des eaux à l’intérieur de la “ligne en neuf traits”, ne parlent pas de ZEE ou d’eaux territoriales chinoises. Car le faire serait pour eux s’aliéner les pays de la région. Ils attendent simplement que des opportunités se présentent, et prennent des positions. »

En 1982, à Montego Bay, c’est un point d’équilibre historique qui avait été atteint par la communauté internationale, à l’issue de discussions commencées neuf ans plus tôt. La convention mettra douze ans de plus pour entrer en vigueur… mais on avait concilié le principe séculaire de la liberté de naviguer et la soif nouvelle d’appropriation des mers. La Chine des années 1980 déclarait déjà 200 milles marins pour ses eaux territoriales, « quand les Etats-Unis se contentaient des 3 milles en vigueur, rappelle M. Ausseur. Ronald Reagan disait que les eaux territoriales n’étaient pas son sujet ! Il n’avait pas besoin d’un droit de la mer ni de frontière sur les océans, seule comptait pour lui la liberté de navigation. »

« Dans la ZEE, chacun est maître de ses poissons, c’est tout, souligne Eric Frécon, chercheur associé à l’Ecole navale française et à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine de Bangkok. Ce n’est pas la souveraineté, point. Ce sont des droits souverains. Le voisin n’a pas à demander l’autorisation de passer un câble ou d’y faire naviguer ses garde-côtes. On est dans le règne du “oui, mais”… »

Ces règles subtiles sont aujourd’hui battues en brèche par la montée des nationalismes. En août 2020, pour la première fois, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne ont adressé une note verbale commune dénonçant le non-respect de la convention par Pékin en mer de Chine du Sud. Une pression inhabituelle, bien que sans conséquences pratiques directes. Selon les trois européens, la Chine ne peut arguer des constructions artificielles dans les Spratleys et les Paracel pour en changer les droits maritimes. « Si, a rétorqué Pékin, la souveraineté territoriale de la Chine, ses droits maritimes et ses intérêts en mer de Chine du Sud sont établis dans le cours long de l’histoire. »

La France ne peut que figurer parmi les plus ardents défenseurs de Montego Bay. Ses territoires ultramarins lui ont conféré du jour au lendemain la place de deuxième empire maritime mondial, avec une ZEE de 10,2 millions de kilomètres carrés, derrière les Etats-Unis (12,2 millions de kilomètres carrés). Paris a aussi su profiter des droits concernant le plateau continental : pour étendre ce territoire sous l’eau, 25 millions d’euros ont été dépensés dans des campagnes scientifiques d’exploration depuis 2003. A ce jour, 730 000 kilomètres carrés supplémentaires ont été reconnus français par le droit international, et 500 000 autres sont en cours d’examen aux Nations unies.

Paris a éprouvé un raidissement chinois dans la période récente. « L’armée française n’a pas sa place dans la mer de Chine du Sud », a ainsi titré le China Daily, le 22 février. La ministre des armées, Florence Parly, a eu les honneurs du média d’Etat pour avoir communiqué sur la présence d’un sous-marin d’attaque de la marine nationale dans la région. « La défense de la “liberté de navigation” est un prétexte fallacieux, dont l’origine tient au fait que les Etats-Unis considèrent la Chine comme un rival stratégique », accusait l’article en sous-entendant que Paris se rapprochait trop de Washington. En avril 2019, un passage de la frégate Vendémiaire dans les eaux internationales du détroit de Taïwan avait, pour la première fois, suscité une violente réaction de Pékin au motif qu’elle avait pénétré, là, « les eaux territoriales chinoises ».

Innombrables incidents

« Le problème n’est pas qu’il existe des différends, car il est normal que chacun essaie de tirer avantage du droit. Le problème est qu’on ne trouve pas de compromis », s’inquiète M. Prazuck. Dans leur confrontation, Américains et Chinois se livrent à un dialogue de sourds, explique M. Koh. La « militarisation » de la mer de Chine du Sud, dénoncée par les Etats-Unis, est une « légitime défense » pour le régime de Xi Jinping. La ZEE n’est plus « exclusivement économique » pour Pékin, mais « zone de sécurité ». Qui réduit la liberté de navigation promue par Washington à celle des bateaux civils.

Comment en est-on arrivé là ? « Les Chinois ont reçu un laissez-passer » dont le monde paie aujourd’hui un prix élevé, selon M. Koh. Il ajoute que, quand ils ont commencé à bâtir des îles en mer de Chine, « rien n’a été fait pour les arrêter. Cela leur a permis de changer de discours et d’affirmer que ce sont les Etats-Unis, avec les passages de leurs navires de guerre, qui les ont forcés à militariser la région ». Désormais, accepter le transit des bateaux militaires, comme le prévoit le droit international, obligerait Pékin à admettre la réalité des innombrables incidents qu’il a provoqués, en violation de ce même droit.

La Chine n’est pas seule à fragiliser la convention de Montego Bay depuis sa mise en vigueur en 1994. Dans son « Rapport annuel sur la liberté de navigation », le ministère américain de la défense dénombre, pour l’année 2019, une quarantaine de « revendications maritimes excessives », de la part d’une vingtaine d’Etats, dont le Brésil, l’Equateur, l’Iran, les Maldives, Oman, la Roumanie, la Tunisie…

La Turquie, non signataire de Montego Bay, bouscule depuis plusieurs années les équilibres atteints en Méditerranée en affichant de nouvelles revendications autour de Chypre et au large de la Libye. La découverte d’hydrocarbures et l’instrumentalisation des sujets extérieurs par le président Recep Tayyip Erdogan, à l’adresse de son électorat nationaliste, poussent Ankara à contester les droits accordés aux îles grecques par Montego Bay. « M. Erdogan veut négocier une ZEE pour neutraliser les îles du Dodécanèse », résume M. Ausseur.

En Méditerranée, les ZEE avaient été considérées comme difficiles à établir, car elles se chevaucheraient. La Grèce n’avait pas porté ses eaux territoriales à 12 milles marins pour éviter la guerre. « Si Athènes le décidait demain, la mer Egée deviendrait grecque à 60 %, et le passage des navires turcs tomberait sous le régime du transit inoffensif », souligne M. Prazuck.

Mais l’accord maritime bilatéral passé par la Turquie avec la Libye, fin 2019, pour tracer une nouvelle frontière fait fi des droits économiques grecs. Et la ZEE que la Turquie exige pour le nord de Chypre (qu’elle occupe) affiche la forme d’un escargot s’enroulant autour de l’île jusqu’au sud, territoire grec, ce qui revient à une simple prédation.

La Russie, pourtant signataire de Montego Bay, a aussi rompu avec le droit international maritime en mer d’Azov, après l’annexion territoriale de la Crimée en 2014 : en considérant qu’elle était souveraine sur l’ensemble des rives de la mer et sur le détroit de Kertch, elle a mis à mal l’accord qu’elle avait avec l’Ukraine sur l’usage de ces eaux. Et fermé, de fait, la mer d’Azov. Un arbitrage est en cours entre les deux pays sur le sujet.

Si les visées chinoises préoccupent plus que toutes les autres les chancelleries, c’est parce qu’une nouvelle « normalisation », insidieuse, s’installe en mer de Chine du Sud. Pendant la pandémie de Covid-19, a noté, fin 2020, l’Asia Maritime Transparency Initiative (AMTI), la fréquence des patrouilles chinoises a augmenté. Autour des récifs de Scarborough, Second Thomas, Luconia et Vanguard, les navires chinois ont à maintes reprises coupé leur système d’identification automatique. Des incidents réguliers avec des bateaux malaisiens et vietnamiens menant des activités gazières et pétrolières ont été recensés.

Or, les pays riverains de la mer de Chine du Sud « s’abstiennent le plus souvent de déployer des navires de police ou de l’armée pour contester ces patrouilles de routine, remarque AMTI. Cela suggère que la Chine est en train de normaliser avec succès sa présence ».

Hanoï s’interroge, depuis 2018, sur l’opportunité d’une procédure d’arbitrage contre Pékin au sujet du récif Vanguard, contesté. Avec le risque de voir une décision juridique favorable à Pékin. « Pour sa ZEE et son plateau continental, le Vietnam a utilisé une ligne de base [limite des eaux à marée basse] qui n’est pas conforme à la convention », avance Mark J. Valencia, chercheur invité à l’Institut national des études de la mer de Chine du Sud, installé en Chine. Mais les craintes vietnamiennes sont aussi politiques, face à d’éventuelles mesures de rétorsion chinoises.

Des garde-côtes armés

Les flottes de miliciens pêcheurs utilisées par Pékin, associées à ses garde-côtes, ont un effet dissuasif. Ces moyens volontairement placés sous le seuil de l’agression caractérisée, confortent la « zone grise » dans laquelle évolue la Chine. Au service de sa stratégie, le pays vient d’ailleurs de renforcer ses garde-côtes : entrée en vigueur le 1er février, la loi sur la police maritime autorise leur armement, y compris des armes lourdes, transformant de facto ces navires civils en navires militaires.

L’article 30 de la convention de Montego Bay évoque les risques d’escalade : « Si un navire de guerre ne respecte pas les lois de l’Etat côtier dans les mers territoriales, [ce dernier] peut exiger qu’il la quitte immédiatement. » Des missions de renseignement peuvent pénétrer dans les ZEE sous prétexte de pêche. La convention n’a pas, en outre, prévu l’émergence des drones sous-marins embarqués, comme ceux que Pékin envoie actuellement cartographier l’océan Indien, au grand dam de ses voisins. « Les Etats-Unis se sont déjà écharpés sur la licéité de manœuvres en ZEE avec les Brésiliens, les Malaisiens et les Chinois », note M. Frécon, à Bangkok. Non armé, le navire de surveillance américain Impeccable, toujours actif en mer de Chine du Sud, avait ainsi été stoppé net, en 2009, par des pêcheurs chinois, devant la base des sous-marins de Hainan.

La pêche illégale, en pleine expansion, nourrit dangereusement la montée des tensions, alors que Pékin envoie des flottilles de plusieurs centaines de bateaux épuiser les ressources halieutiques au large de nombreux Etats, du Chili à Oman, en passant par le Sénégal.

« Le principal problème est devenu l’incapacité de certains Etats à surveiller leur domaine maritime », assure M. Koh. « Tout ce qui n’est pas contrôlé est pillé, et tout ce qui n’est pas pillé est contesté, dit M. Prazuck. Ce que font les Chinois démontre que l’exploitation économique est le premier pas vers la remise en cause de la souveraineté. » Les problèmes se complexifient à mesure que la Chine affiche ses ambitions globales, en s’appuyant sur sa notion « d’intérêts de développement ». « Elle va bientôt apparaître dans beaucoup d’autres endroits que la mer de Chine du Sud, et elle aura des contacts rapprochés avec bien d’autres marines que celle des Etats-Unis. », prévoit M. Koh.

« Il est temps de reconnaître que la convention n’est pas parfaite », estimait, en juillet 2020, Achin Vanaik, militant auprès du Transnational Institute, un think-tank basé à Amsterdam. Dans le média associatif en ligne indien The Wire, il notait que « les plus grands bénéficiaires de la création des ZEE ont été les pays dotés d’un immense littoral (Russie, Australie) et les grands Etats-archipels (Indonésie, Japon), mais surtout les trois premières puissances coloniales et impérialistes des XVIIIe et XIXe siècles et du début du XXe siècle, à savoir le Royaume-Uni, la France, puis les Etats-Unis. » Selon lui, établir de telles ZEE a inauguré « un processus de privatisation-nationalisation visant à réduire ce que l’on a appelé le “bien commun mondial” ». Après Montego Bay, regrette-t-il, 36 % des eaux mondiales ont été exclues de « l’héritage commun de l’humanité ».

La convention de 1982 tient bon ; un Etat seul ne saurait la remettre en question, estime le Quai d’Orsay, et la dégradation de la situation maritime en Asie du Sud-Est reste l’exception. Le « statu quo » actuel ne signifierait pas que la stratégie chinoise du fait accompli ait atteint son but, tant que les navires de commerce et les bateaux de guerre continuent d’y circuler. C’est ce à quoi s’échinent les marines américaine, française, et australienne, qui croisent dans la région.

Un texte suffisamment souple

D’autant que le droit de la mer évolue. La notion d’île doit encore être consolidée par la Cour internationale de justice. En 2016, la cour arbitrale en avait adopté une définition stricte, excluant les récifs impropres à l’habitat humain permanent et aménagés artificiellement. La décision avait été jugée très restrictive, notamment par la France, pour qui le haut-fond de Bassas da India, dans le canal du Mozambique, possède une situation juridique fragile pour justifier une ZEE. Le mot d’ordre des autorités françaises est la « vigilance » quant à l’effectivité de certains de ces droits acquis à Montego Bay. Certains ont été générés autour de territoires sur lesquels persistent des différends. C’est le cas des 280 000 kilomètres carrés de la ZEE de l’île Tromelin, revendiquée par l’île Maurice.

La solution trouvée par l’Inde et le Bangladesh à leur dispute sur leur frontière maritime, en 2014, démontre la résilience du droit international. « C’est l’un des meilleurs exemples de la façon dont un Etat beaucoup plus puissant qu’un autre peut discuter et accepter les jugements d’un tribunal sous les auspices de la convention, illustre M. Koh. La force ne signifie pas le droit. » D’autres pays du Sud-Est asiatique ont porté leurs contentieux devant la Cour internationale : la Malaisie et Singapour dans le cas de Pedra Branca, en 2008 ; la Malaisie et l’Indonésie au sujet de Ligitan et Sipadan, en 2002.

La souplesse offerte par le texte de Montego Bay pour régler les différends politiques a démontré sa force. « Il est acquis qu’il n’y a pas de frontière de barbelés en mer, que la fameuse ligne rouge ne saurait exister », souligne M. Frécon. C’est un dégradé de souverainetés, dans lequel peuvent prendre place tous les moyens dont les Etats ont besoin pour sauver la face, depuis les visites diplomatiques jusqu’à la militarisation, fait-il valoir.

Le texte a cependant besoin d’être actualisé, notamment pour prendre en compte la prolifération des drones marins. Il doit aussi être complété pour répondre à l’enjeu de la protection de la haute mer. Les capacités techniques de prospection et la pression économique ont changé la donne. « Sauvegarder la biodiversité devient une dimension importante de la légitimité à occuper un endroit, un argument de responsabilité dans une négociation », estime M. Prazuck. Bousculée par l’appétit chinois, la préservation des ressources prend une valeur géopolitique croissante ».

Nathalie Guibert

https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/05/la-chine-un-empire-a-l-assaut-du-droit-de-la-mer_6072085_3210.html

« Les mots de Lulu »

J’aurais eu bien besoin des mots de « Lulu » pour rendre hommage, sur ce site
du Festival des Mémoires de la Mer à Lucien (Lulu) Gourong, emporté par le
Covid lundi dernier dans son pays de Lorient.

Le 6 juin dernier, il m’avait envoyé spécialement pour ce site un magnifique
texte d’hommage à Mikaël Yaouank, le fondateur du groupe musical des
Djiboudjeb.

« Mikaël Yaouank, c’était une gueule de bat-la-houle taillée à la hache
d’abordage, une voix rocailleuse d’un tempestaire capable de faire taire une
bordée de tosse-mer en ribote dans n’importe quel abri côtier du moment qu’il
fût doté d’un bar, une tête de caboche capable de la plus grande aménité.
Mikaël, mon vieux pote de scène, de bringue et de troquet, a commencé à
chanter avec un compère lorientais Yan Ber au tout début des années 1970.
Que ce soit en solo, en duo, en groupe, notre Yaouank national a tout chanté du
répertoire inspiré par la mer, ses hommes, ses aventures, tout, pratiquement
tout, chansons, ritournelles, romances, rengaines, complaintes, ballades, tout
du moment que le contenu en fut empreint d’océanité… »

Façonneur de mots, Lucien Gourong a été toute sa vie un formidable passeur de mémoire.

Une mémoire dont la mer était rarement absente, parce qu’elle était la sienne,
celle d’une famille de l’île de Groix où on était marin de père en fils. Une
mémoire vivante, restituée avec gourmandise, avec truculence par un conteur
hors pair mais aussi par tous les artistes qu’il avait contribué à faire connaître, il
y a bien des années, dans sa fameuse auberge-cabaret de Merlevenez : Kloz An
Douet !

Pour Lucien Gourong, la mémoire comme le patrimoine, c’était une richesse à
faire vivre et à partager grâce aux ressources de l’imaginaire et de la création
artistique : un partage dont la convivialité et le sens de la fête étaient aussi les
ingrédients indispensables !

Cette mémoire était bretonne, bien sûr mais, pour lui, elle ne connaissait pas
de frontières, pas plus à l’intérieur de l’Hexagone qu’à l’extérieur.

Même si bien peu aujourd’hui s’en souviennent, Lucien Gourong a contribué
plus que tout autre à ré-ancrer Rochefort dans l’imaginaire maritime.

Par ses ballades contées au fil de la Charente et de la Corderie Royale, qui ont
trouvé leur point d’orgue dans une fameuse nuit du patrimoine en 1992 : ce
soir-là, dans la douceur d’une soirée d’été indien, tous les habitants de
Rochefort avaient déambulé, accompagnés de conteurs et de chanteurs, sur les
différents sites de l’ancien arsenal, mis en scène pour la circonstance dans leur
parure du 18 ème siècle.

Puis, pendant 20 ans, depuis les tout débuts et jusqu’au voyage américain,
Lucien Gourong a accompagné l’aventure de l’Hermione.

Le 6 juillet 2012, lors de la mise à l’eau de la coque de l’Hermione, il avait tenu
en haleine toute une après-midi les 65 000 personnes venues célébrer ce
moment attendu depuis tant et tant d’années, en redonnant vie à l’arsenal de
Colbert et à tous les métiers qui y étaient alors rassemblés.

Il m’avait proposé, entre autres, ce jour-là, de reprendre l’air de la Danae,
chant de marins traditionnel du gaillard d’avant, en adaptant les paroles pour
en faire l’hymne de l’Hermione :

« C’était une frégate, lon la,
C’était une frégate,
Hermione, elle s’appelait
A prendre un ris dans les Bass’ voiles
Hermione, elle s’appelait
A prendre un ris dans les huniers »

Quelques jours plus tard, il m’avait écrit pour me dire son envie de continuer à
accompagner l’Hermione :

« J’aimerai pouvoir un jour poursuivre ce travail entrepris autour de ces
personnages de fiction que j’ai créés pour l’événement et dont je n’ai
fait qu’évoquer l’histoire : Mathurin Bernier, le scieur de long venu du
Limousin, Baptiste Carnec, le bagnard brestois, Thomas Babaud, le novice
marinier qui vient avec la gabarre de son grand-père livrer du fret à
l’arsenal, le canonnier Laroche de Rochefort, embarqué sur l’Hermione.
Il y aurait peut-être même une BD à imaginer avec ces personnages de
chair et de sang même s’ils sont inventés. Mais le conteur ne fait que
boucher les trous où l’histoire ne sait rien, n’a rien à dire. »

Nouveau message en octobre 2014 alors que l’Hermione naviguait pour la
première fois en mer.

  « J’ai lu dans la presse que l’Hermione volait sur l’eau. Peut-être que se
présentera une opportunité, eu égard au rôle, bien que modeste, que nous
avons joué dans le projet, de pouvoir un jour s’y embarquer pour un
moment de découverte. Et puis, il me reste aussi toutes ces notes
accumulées du travail que j’avais effectué pour la mise en l’eau et dont
nous pourrions peut-être envisager une exploitation.
Par exemple, un livre de chansons avec des textes de présentation des
chansons de tous les corps de métiers qui ont œuvré à la construction,
depuis les chansons de mariniers de la Charente jusqu’aux chansons de
gaillard d’avant, en passant par celles des bûcherons, des scieurs de
long, des calfats, des voiliers, etc… »

Puissent les mots et les rêves de Lulu prendre demain racine sur les rives du
Scorff, du Blavet et… de la Charente !

Benedict Donnelly

« Hommes des tempêtes » : lisez d’abord le livre !

Si vous n’avez pas encore eu la chance de voir le film de Frédéric Brunnquell « Hommes des Tempêtes », ne vous précipitez pas !

 Lisez d’abord le livre, signé du réalisateur, qui vient de paraître aux Éditions Grasset.

Comme tous les membres du jury du film des Mémoires de la Mer qui, en 2019, avait plébiscité à l’unanimité « Hommes des tempêtes », j’avais été fasciné par la puissance des images de tempêtes filmées par Frédéric Brunnquell à bord du Joseph Roty II, l’un des derniers grands chalutiers français, spécialisé autrefois dans la pêche à la morue sur les bancs de Terre-Neuve, reconverti aujourd’hui dans la pêche au merlan bleu en Atlantique nord.

Une fascination ancrée dans la mémoire du réalisateur/auteur :

« Je pense aux images de Raoul Coutard dans le Crabe-Tambour de Pierre Schoendoerffer. Ce chef opérateur, héros de la nouvelle vague, qui tourna Pierrot Le Fou, Jules et Jim, Le Mépris… Il avait embarqué au large de Terre-Neuve sur le chalutier Shamrock III commandé à l’époque par le capitaine Rémy Fouchard, qui servit aussi sur le Joseph Roty II. Je revois ces images filmées dans la tempête où l’on aperçoit l’étrave du patrouilleur de la Marine Nationale plonger dans la vague, dans la plume disent les marins . Elles sont parmi les plus belles images de tempête. Chaque plan porte une profondeur, une histoire qui raconte le bord, les marins, sa coque, la lourdeur de sa mission».

Le film de Frédéric Brunnquell s’inscrit dans cette lignée, ses images ont cette épaisseur.

Le livre, lui aussi, emporte la conviction.

Par le rythme du récit qui épouse la dramaturgie d’une campagne de pêche hors du commun, dans le désert océanique de l’Atlantique nord entre l’Irlande et les Féroé, en pleine période hivernale.

Après la déprime des jours d’attente, secoués par des tempêtes successives, à sillonner l’océan en aveugle, sans écho aucun du merlan bleu sur le sonar, c’est un avis d’ouragan qui tombe sur la météo britannique. Oublié le poisson, chacun se met en mode survie : « Au troisième  jour de tempête, nous sommes tous usés, réduits à une vie animale gouvernée par des fonctions biologiques primaires. Nos vies rétrécissent à mesure que la mer devient plus hostile ».

Après l’ouragan, échos sur le sonar mais dans une zone de récifs de corail interdite à la pêche … et nouveau coup du sort : crise cardiaque d’un des marins polonais, sauvé par une piqûre administrée en hâte par le commandant et évacuation au bout de quelques heures par un hélicoptère des garde-côtes irlandais alertés en urgence.

Enfin, le poisson ! Et place aux marins équilibristes à la manœuvre des chaluts sur le pont puis, très vite, « leur fière allure de voltigeurs du pont cède la place à celle d’hommes usés par le travail en usine ».

Nouvelle tempête et vraie catastrophe : moteur bloqué et navire en dérive : la faute à un chalut dérivant  qui emprisonne totalement l’hélice , haute pourtant de trois mètres cinquante. Heureusement le gros de la dépression est passé et un remorqueur de haute mer basé en Irlande rejoindra le Joseph Roty deux jours plus tard.

Ouragan, crise cardiaque, moteur bloqué… les évènements suffiraient à eux seuls à tenir le lecteur en haleine.

Mais « Hommes des tempêtes », le livre, est bien plus qu’un récit d’aventures de mer. Si la campagne de pêche du Joseph Roty II a été plus rude encore qu’anticipée par Frédéric Brunnquell, ce qu’il était venu chercher, ce n’était pas seulement une confrontation avec la mer mais un moment de partage avec une communauté humaine ignorée sinon méprisée.

« Leur univers pue, il est trop sale, trop gras, trop rouillé, pas assez glamour, ni sponsorisé pour mériter l’attention. Ces marins vivent  chaque année neuf mois sur l’océan, ils n’ont jamais vu les arbres en fleurs du printemps à terre, ils sont absents pour la naissance de leurs enfants, mais ils racontent la condition humaine, le goût des hommes pour l’ailleurs, le besoin de fierté, celui des rêves inaboutis, et l’obsession de la conquête qui se paie de tant de douleurs. »

Frédéric Brunnquell nous restitue avec justesse les hiérarchies du bord et la diversité des communautés, bretons, polonais, portugais…

« Les marins portugais qui parlent fort et jouent aux cartes, expriment haut et fort qu’ils ne sont là que pour le travail, que leur vie est ailleurs, au pays. Ils sont des travailleurs migrants, pas des apatrides. A bord, les âmes errantes les évitent… Ils ont congédié la souffrance du déracinement pour choisir le large… Ceux-là ne sont plus d’un pays, d’une ville, ils sont d’un navire. »

J’ai eu la chance, il y a bien des années, d’interviewer Jean-Claude Carrière sur son adaptation des Travailleurs de la Mer de Victor Hugo. Il disait qu’un auteur, c’est quelqu’un qui entend et remarque des choses que les autres ne voient pas, n’entendent pas, celui qui pénètre dans un bistrot et qui écoute la langue du jour, celle qui se façonne là, sur le zinc, entre les consommations.

 Ses « brèves de comptoir », Frédéric Brunnquell les a recueillies dans tous les compartiments du navire : sa cabine partagée à trois, sous le pont arrière; la « machine », ciment d’une communauté bien particulière, celle des mécanos, « des bouchons gras »; l’espace clos de la  passerelle,  domaine réservé du commandant; le pont, transformé en « piste aux étoiles » lors de la remontée du chalut face aux déferlantes ; « l’usine » où on se parle à travers des masques filtrants FFP2, dans une température qui avoisine les moins 30 degrés ; les coursives où se partage, au gré des circonstances et des portes de cabines ouvertes, une bouteille de coca tiède…

Au final, ces « hommes des tempêtes » nous sont devenus si familiers que nous avons, nous aussi, comme Frédéric Brunnquell, bien du mal  à quitter le bord du Joseph Roty II…

Benedict Donnelly

Hommes des tempêtes (Frédéric Brunnquell)

Retour sur Master and Commander

Arte a rediffusé, le 17 janvier dernier, « Master and Commander, de l’autre côté du monde ».

Un témoignage d’exception sur la vie à bord des navires de guerre du 19 ème siècle, librement adapté de l’œuvre du romancier britannique  Patrick O’Brian.

Le film fait irrésistiblement penser à l’Hermione et ce n’est pas tout à fait un hasard…

Il met aussi en exergue le rôle du chirurgien à bord d’un navire de guerre du 19 ème siècle.

Le chirurgien  du bord, Stephen Mathurin, interprété par Paul Bettany, est aux côtés du capitaine du navire, Jack Aubrey, joué par Russel Crowe, l’un des héros du film.

Le regard d’Anne Bolloré sur le chirurgien de marine de Master and Commander

Anne Bolloré, descendante de Jean-René Bolloré, chirurgien de marine au milieu du 19 ème siècle, va prochainement publier chez Locus Solus un récit romancé à partir du  journal tenu par son lointain parent à  bord de l’Alcmène, une corvette de 32 canons et de 240 hommes d’équipage au cours d’une campagne de quarante mois engagée en janvier 1843 à destination de la Chine. 

Voyages en Chine et autres lieux. Anne Bolloré.

Elle livre ici, en exclusivité, son regard personnel sur Stephen Maturin.

« Le premier combat entre le HMS Surprise et l’Achéron fait rage. Dans l’entrepont, Stephen Maturin, chirurgien de la frégate anglaise passe d’une opération à l’autre.

Pour endiguer les hémorragies, pour limiter la douleur (pas d’anesthésie, l’éther ne sera employé qu’à partir de 1846), les interventions se doivent d’être rapides. Des lampes à huile se balancent aux poutres, diffusant un peu de lumière qui fait briller les lames des bistouris, scalpels, cathéters, ciseaux, tire-balles, spéculums, scies à amputation, couteaux, vilebrequins et trépans, aiguilles et pinces …

Le souffle des 27 canons de La Surprise et le choc des boulets ennemis, font osciller la table d’opération. Le sang s’écoule sur le plancher. On entend chaque craquement de la corvette, et, plus distants, la canonnade, les ordres répétés par l’équipage. Les charpentiers étoupent les membrures pour pallier à la voie d’eau causée par le tir du Français. Sur le pont supérieur, Jack Aubrey, dans un de ses premiers commandements[1], dirige le combat contre le corsaire français ; matelots et troupes de marine s’affairent. Plus tard le parallèle entre l’amputation du jeune Lord Blakeney et la restauration de la figure de proue est frappant.

Manœuvres, canonnades, travaux d’urgence et chirurgie progressent comme dans une partition parfaitement réglée, une de ces œuvres de Corelli ou de Boccherini qui ont rapproché nos deux gentlemen, instrumentistes à leurs heures[2]. Régulièrement, leur duo de violoncelle et de violon scande l’action, et lorsque Aubrey doit faire un choix entre aborder enfin l’Achéron et donner à Stephen, malencontreusement blessé par le capitaine des gardes de marine, les conditions de guérir, c’est la vue du violoncelle du chirurgien qui lui rappelle leur amitié.

Stephen Maturin s’inscrit dans la lignée des médecins désabusés, sceptiques, passionnés inaugurée dans la littérature britannique par le Gulliver de Swift, illustrée par le Docteur Watson ou les héros de Cronin. Il se meut dans les guerres napoléoniennes, époque creuset de la littérature d’aventure anglaise Si, à l’issue du premier combat, Aubrey interroge « Quelle est la note du boucher ? »[3] l’officier de santé n’est plus ce simple barbier, habile de ses mains, et sachant lire, caricaturé dans les récits de pirates. Le statut d’officier lui a été reconnu, il compte parmi les gentlemen qui dinent avec leur commandant.

Le premier hôpital maritime du monde a été inauguré à Plymouth en 1765, mais, la Grande Bretagne privilégiant la guerre sur les océans (guerre de Sept ans, guerre d’indépendance des Etats Unis, guerres de la Révolution et guerres napoléoniennes, guerre d’indépendance grecque, guerres de l’Opium, guerre de Crimée …), il lui faut beaucoup de chirurgiens, un bon millier, à tout moment de la première moitié du XIX° siècle. Une liste de 1814 recense 15 médecins chefs (à la tête d’un hôpital[4] ou d’une administration), 840 chirurgiens, et 600 assistants chirurgiens. On recrute souvent comme on peut, parfois à l’occasion d’une rencontre, diplômés ou non d’une école de médecine, ainsi Maturin a été élève du Trinity College de Dublin.

On leur demande d’être, tout à la fois, médecins, pharmaciens et chirurgiens. Tous ne sont pas faits pour affronter les océans, ou pour vivre sur un bâtiment où se côtoient deux cultures, le gaillard d’avant et le gaillard d’arrière (ou carré des officiers), tout aussi masculines, et tout aussi codées l’une que l’autre, et dont seul le respect à la lettre permet de se supporter dans un espace clos. Trop conscients de leurs responsabilités pour déserter, les chirurgiens découragés recourent parfois à l’alcool, aux drogues -dont l’accès leur est facile- ou au suicide, qui n’est pas l’apanage de Monsieur Hollom.

Avec le XIX° siècle, leur reconnaissance comme médecins de plein exercice et comme scientifiques progresse cependant.

Un vrai médecin, pas un simple chirurgien ! Ainsi s’enthousiasment les hommes d’équipage, qui, peu à peu, font une place aux hommes de science dans leur imaginaire, juste à côté des vieilles superstitions Sous les regards admiratifs des matelots. Stephen Maturin trépane un vieux marin, sur l’embelle du navire. La prévention et l’hygiène deviennent une préoccupation.

The Naval Officer’s Manual, for Every Grade in Her Majesty’s Ships, petit chef d’œuvre de litote, conseille aux chirurgiens d’abandonner la traditionnelle présentation des malades au Commandant, voyant en elle une habitude que l’on honore mieux par son omission que par son respect. Elle repose certainement sur de bonnes intentions, mais les bonnes intentions ne sont pas toujours suivies de bons effets. Les malades ont besoin de repos, et la sympathie, malgré les apparences, ne peut pas compenser le désagrément d’une interruption et ses conséquences. Le manuel rappelle que le chirurgien de bord se doit de faire admettre aux malades que la substitution du vin aux autres alcools ne doit pas être considérée comme une pénalité, mais, que, au contraire cette boisson moins alcoolisée est prescrite pour accélérer, au lieu de retarder le retour à la santé.

L’esprit de l’Encyclopédie a pénétré une grande partie des élites, la lutte pour le contrôle des océans n’est pas seulement belliqueuse. Grande-Bretagne et France escomptent découvrir de nouveaux territoires, ou engager des relations avec ceux qui leur étaient fermés, et en retirer, outre des bénéfices économiques, militaires et scientifiques, la gloire de remplir les vides subsistant sur les mappemondes.

 En moins d’un siècle, se succèdent les grandes expéditions de Bougainville (1766 -1767), et de James Cook (entre 1768 et 1779), la circumnavigation de Lapérouse de 1785 à 1788, les expéditions de Dumont d’Urville (1826 et 1837-1839).

En France, la lettre de mission de Lapérouse est accompagnée d’instructions des plus grands savants, l’incitant à observer et décrire les sociétés en faisant abstraction de sa propre société et de ses préjugés, à constituer un catalogue raisonné des connaissances en se fondant sur la distinction entre le vrai et le faux, entre la science et le légendaire. Dans chacune de ces expéditions, on embarque des géographes, des hydrographes, des physiciens, des astronomies, des minéralogistes, des botanistes, des météorologues …

Sur les autres bâtiments, le chirurgien est le scientifique du bord. Il étudie la faune et la flore, la dessine, ramène des spécimens dont on étudiera l’utilité et dont on testera la compatibilité avec le climat européen dans les jardins d’acclimatation.

Le Grand Océan (le Pacifique) est le nec plus ultra des explorateurs. L’escale aux Galapagos illustre ce paradis rousseauiste. Maturin convalescent, protégé du soleil par un pardessus de cashmere délavé et un vieux chapeau de paille, Blakeney et Killick progressent, armés de filets à papillons, bardés de cages à insectes et à oiseaux, tels des enfants faisant l’école buissonnière, ou le Papageno de la Flute Enchantée. S’ils doivent abandonner les spécimens qu’ils ont recueilli, ils anticipent l’escale, trente ans plus tard, du jeune Darwin.

Dans l’ensemble, les scénaristes ont parfaitement rendu le profil d’un médecin des Lumières. Peter Weir, également réalisateur et coproducteur, s’est adjoint la collaboration de John Collee, médecin lui-même, fils d’un Professeur à l’université de médecine d’Edinbourg, ancien urgentiste sur les théâtres de catastrophes.

Bien sûr, le personnage de Maturin, que O’Brian développe dans les 20 volumes de la saga, a été simplifié pour les besoins du scénario. Les seules allusions aux missions d’espionnage de Stephen pourraient passer inaperçues. Il a fallu simplifier l’exploration de ces ténèbres humaines que les hommes de bonne compagnie tentent de tenir à la marge. Les contraintes du film ne laissent de temps que pour évoquer les conflits entre la curiosité du savant et le goût du combat, le relativisme des Lumières et les certitudes patriotiques d’Aubrey.

Stephen Maturin est tout ce que Jack Aubrey n’est pas : d’origine étrangère, à la fois catalan et irlandais, catholique et enfant illégitime ; angoissé, vivant des amours malheureuses avec des femmes insaisissables, alors que Jack déborde d’énergie, a une bonne santé, un bon appétit, un bon sommeil, et le goût des jolies femmes. Sous dépendances toxiques ; peu soucieux de son apparence. Entomologiste, ornithologiste, il incarne l’esprit encyclopédique qui ne met plus Dieu au centre de la Création.

Le relativisme, qui l’amène à s’interroger sur l’évolution et sur l’origine des espèces, trouve sa source dans de sa sympathie pour les mouvements révolutionnaires français et irlandais (O’Brian lui attribue comme parrain un des plus importants membres des United Irishmen). On imagine les dilemmes que, en tant qu’agent de Sa Majesté, et ami du très légitimiste Jack Aubrey, il doit affronter. Avec cela, il est d’un grand courage (voir la scène d’auto-opération) et excellent duelliste.

Jack Aubrey et Stephen Maturin forment un duo d’amis selon une formule qui remonte à Achille et Patrocle, et se poursuit avec Sherlock Holmes et le Docteur Watson. Procédé souvent employé par les auteurs qui situent leur fiction dans un milieu clos au langage particulier, notamment pour donner indirectement des éléments de savoir au lecteur. Le lecteur et le spectateur se réjouissent donc que Maturin ait du mal à retenir le sens des termes de marine, et l’utilité de chaque élément d’un gréement. Plus profondément, l’amitié solide et délicate qui lie le commandant et le chirurgien, leur permet de pressentir les hésitations et les doutes de leur camarade. O’Brian, puis le réalisateur du film évitent ainsi que les héros ne sombrent dans la caricature.

Dans la dernière scène du film Master and Commander, lorsque le capitaine de l’Achéron veut se faire passer pour mort, il se présente à Aubrey comme le chirurgien de son bord. C’est Maturin qui apprendra à son ami que le Docteur Fleury est mort depuis plusieurs semaines. Parallèle au statut d’espion de Maturin, ou clin d’œil à la biographie et à la patrie que Patrick O’Brian, né Richard Patrick Russ, s’est inventées de toutes pièces ?

Anne Bolloré, le 25 janvier 2021

  • [1] Master and commander est, approximativement, l’équivalent d’un lieutenant de corvette, un officier qui n’a pas encore atteint le grade de capitaine, mais auquel on a confié le commandement d’un bâtiment, en l’occurrence la Surprise ,une petite – presque une corvette – et déjà ancienne frégate)
  • [2] Le montage son de Master and Commander (Richard King) est phénoménal, valant au film un de ses deux Oscars (avec la photographie de Russell Boyd)
  • [3] 9 morts, 27 blessés
  • [4] La Navy regroupe les soins à terre ou sur un bateau dédié, lorsque plusieurs bâtiments participent à une campagne

Master and Commander et … l’Hermione ! Extrait de « Petite Ballade littéraire autour de l’Hermione ».

« Quatre navires de la  Royal Navy ont porté le nom d’HMS Hermione…

Le premier HMS Hermione, un vaisseau britannique de 1782, aurait pu croiser notre Hermione, celle de La Fayette. Le hasard des combats ne l’a pas voulu.

Ce navire est pourtant entré dans l’Histoire d’une autre manière et nous l’avons bizarrement retrouvé sur notre route, il y a quelques années.

En 2003, nous sommes à peine à mi-parcours du chantier de l’Hermione. Soudain, c’est le choc “Master and Commander” : grâce au cinéma, une immersion totale, quasi documentaire, sur la vie à bord d’un navire de guerre à l’époque de l’Hermione. Nous en avions rêvé, Peter Weir l’a fait ! 

J’ai appris bien des années plus tard par John Baxter, écrivain australien, auteur de l’e-book Lafayette is here, et ami de Peter Weir, que celui-ci, mal renseigné, voulait tourner son film à bord de l’Hermione… 

Le titre complet du film, “Master and Commander : de l’autre côté du monde” fait référence au dixième volet des aventures de Jack Aubrey et Stephen Maturin, les héros de la saga maritime culte du romancier britannique Patrick O’Brian, librement adaptée par le réalisateur australien.

Le scénario substitue à l’épisode historique de la poursuite de l’Essex de la marine américaine parla Phoebe de la marine britannique lors de la guerre anglo-américaine de 1812, la poursuite par un vaisseau anglais, le HMS Surprise, d’un navire français,l’Acheron   pendant les guerres napoléoniennes.

En me replongeant du coup dans le roman de Patrick O’Brian, j’ai à la toute fin du livre retrouvé…l’Hermione ! L’Hermione anglaise de 1782 qui a connu dans la vraie vie une histoire agitée : en 1797, son équipage s’est mutiné et s’est rendu aux Espagnols. 

Dans le récit de Patrick O’Brian, les marins mutins sont affublés d’un sobriquet honteux : les Hermiones ! 

“Ce fut le plus vilain évènement de toute mon époque. Très brièvement : le voici : un homme qui n‘aurait jamais dû être officier du tout -ayant reçu l’Hermione, frégate de 32 canons- la transforma en un enfer vivant. Dans les Caraïbes, son équipage se mutina et le tua, ce que certains pourraient juger justifié ; mais ils assassinèrent aussi les trois lieutenants et l’officier d’infanterie de marine, de manière horrible, le commis, le chirurgien, le secrétaire, le bosco et un aspirant, après l’avoir poursuivi dans tout le navire, après quoi ils conduisirent la frégate à La Guayra et la livrèrent aux Espagnols avec lesquels nous étions en guerre. Une affaire hideuse du début à la fin”. 

Une affaire qui n’en restera pas là, ni pour le navire, ni pour son équipage. 

L’Hermione, rebaptisée Santa Cecilia…, sera reprise par les anglais, deux ans après la mutinerie de Puerto Rico, par un raid surprise de nuit dans le port espagnol de Puerto Cabello, au Venezuela, un raid entré dans la légende de la Royal Navy. 

Quant aux mutins, “les Hermiones”, ils furent pourchassés par les Anglais sans relâche, ni répit.

Lors du raid britannique, raconte Patrick O’Brian, 

“la plupart des mutins s’échappèrent ; et quand l’Espagne s’allia à nous (les Anglais) contre les Français, bon nombre d’entre eux passèrent aux Etats-Unis. Certains embraquèrent sur des navires marchands : chaque fois qu’on en trouvait un, il était capturé et pendu sans délai ; leur description exacte, leurs tatouages et tout le reste avaient été envoyés dans tous les postes et leur tête était mise à un prix exorbitant” 

Patrick O’Brian “De l’autre côté du monde” Presses de la Cité
Petite ballade littéraire autour de l’Hermione. Benedict Donnelly.

Salut à Michel Le Bris !

Nous l’avions pressenti, Erik Orsenna et moi, pour succéder à Erik à la présidence de la Corderie Royale. Finalement, je ne sais pas trop pourquoi, le projet n’a pas abouti. Cela nous a valu un dîner mémorable – et bien arrosé… – chez Erik dans sa maison de la Butte aux Cailles. J’ai été heureux, un peu plus tard, d’apporter le soutien financier de SFR à son Festival Etonnants Voyageurs. Entre temps, il nous aura fait partager son amour pour la Baie de Morlaix à travers le regard lumineux de son « Hiver en Bretagne ».

Dans son interview à l’Express, il y a une douzaine d’années, il avait évoqué sa relation très singulière avec l’océan : « J’entendais déjà la mer dans le ventre de ma mère. » C’est cette singularité qu’a voulu saluer Anne Donnelly dans son livre « Condamné à mer » dont nous publions ici ce court extrait en hommage à Michel Le Bris, disparu ce dimanche.

Benedict Donnelly
Un hiver en Bretagne. Michel Le Bris

« Michel Le Bris n’a pas de goût pour la fadeur. Impossible d’ailleurs quand on est breton du nord, quand on naît face à la baie de Morlaix. Même si l’arrière saison se pare souvent d’une infinie douceur, nul n’a le loisir de s’amollir dans ce pays de contrastes : comme on dit plaisamment aux touristes, toutes les saisons se succèdent en une journée. Sans parler des coups de vents et des marées d’équinoxes souvent tempétueuses. Qui aime comme moi ce pays, a le goût des saveurs fortes, iodées, éprouve du plaisir à respirer la vase, à la laisser s’incruster sous les ongles de pieds les parant alors d’un drôle de vernis vert de gris. Aimer le vent, aimer la pluie et même, assez rarement, il faut bien le dire, la brume, parce que, de surcroît, le soleil vous sera donné. Ce pays, c’est aussi  le mien et, comme Le Bris, j’accepte de me donner à lui parce que je sais le quitter. C’est dans le champ si vaste de la marée basse où se découvre le territoire des pêches à pied que la puissance de l’origine est fulgurante. Même si tout est fait pour l’aseptiser aujourd’hui, la naissance d’un enfant – ou d’un animal, tient de l’irruption volcanique en milieu aquatique, tant par la violence des mouvements que la viscosité des matières qui protègent et accompagnent le foetus dans sa pousse ». C’est ce à quoi m’ont fait penser ces quelques lignes glanées dans son livre « Un hiver en Bretagne » :

 » Elle s’avance à fleur d’eau, dans un tournoiement de mouettes et de fulmars, glisse sous les vagues en furie, telle une ombre, et meurt sur les galets en un énorme hoquet, que l’on dirait vomi des entrailles de la mer, roule, s’étale, englue sable et galets d’une épaisse couche que déchiquètent déjà des nuées d’oiseaux, et son odeur puissante de ventre en gésine, brassée par des bourrasques, emplit toute la grève : la grande marée du goémon noir. »

Disparition de Georges Pernoud : l’hommage des Mémoires de la Mer

« Merci, Georges !

« Il y a deux arts d’être français et ceux qui l’auraient oublié auraient tort de négliger la chance que nous avons d’avoir deux options au menu, bocage ou grand large ». Régis Debray (« Du génie français »).

Pendant plus de 40 ans, grâce à Georges Pernoud et à son émission Thalassa, chaque vendredi soir, la télévision a mis en lumière la France des grands horizons.

Pour cette ouverture sur le large, nous sommes nombreux, à l’heure des adieux, à lui dire tout simplement merci.

A titre personnel, je lui avais témoigné, il y a 5 ans, lors de la présentation en avant-première du film « L’aventure de l’Hermione », rediffusé à la télévision  ce dimanche 10 janvier – ma gratitude pour son soutien si déterminant dans la réussite du défi improbable de l’Hermione : « Permettez-moi d’adresser un salut personnel et amical à Georges Pernoud dont l’émission Thalassa fête en ce moment ses 40 ans et sans lequel le film que nous allons voir n’aurait pas existé. Nous nous connaissons, Georges et moi, depuis presque aussi longtemps que son émission. Et, si nous sommes ici ce soir, c’est un peu de sa faute ! D’abord parce que nous sommes tous des enfants de Thalassa. Mais aussi et surtout, parce que si l’aventure de l’Hermione a su créer autour d’elle un tel engouement, une telle ferveur, tout au long des 17 années du chantier, c’est notamment à Thalassa qu’elle le doit.

Merci, Georges, d’avoir cru, contre vents et marées, à notre aventure et d’avoir été auprès du grand public un formidable interprète de notre défi associatif 

Salut, Georges et encore merci ! »

Benedict Donnelly

Président de l’Association Hermione-La Fayette de 1993 à 2016, membre du CA du Musée National de la Marine,  initiateur du Festival des Mémoires de la Mer.