« Naviguer sur les sentiers du vent » d’Olivier Le Carrer


Eloge de l’incertitude en milieu marin.

Incertitude

Le mot revient sans cesse, comme une valeur refuge, sous la plume d’Olivier Le Carrer dans son dernier livre « Naviguer sur les sentiers du vent », dès l’introduction titrée « Le goût de l’incertitude » jusqu’à sa conclusion :

« Naviguer à la voile, c’est se mettre dans une position devenue rare à terre : renoncer à vouloir que tout se conforme à ses besoins pour goûter le plaisir de s’adapter soi-même. Faire ses propres choix sans se laisser dicter sa route par un logiciel et accepter en même temps que cela ne marchera peut-être pas comme prévu. Apprivoiser en somme l’art de composer avec l’incertitude, sans doute le meilleur des vaccins contre cette crise de la sensibilité qui anesthésie nos sociétés. »

Une crise qui n’épargne pas le monde de la voile. Olivier Le Carrer le sait mieux que quiconque, lui qui a essayé durant 40 ans plus de 3000 bateaux pour éclairer les lecteurs de la revue Bateaux.

Cette crise de la sensibilité, l’auteur l’a ressentie très tôt : « Un jour, au milieu des années 1990, en arrivant à la voile dans un lagon (polynésien), je me souviens m’être dit pour la première fois que ça devenait n’importe quoi. »

L’auteur est pourtant économe des coups de gueule mais là trop, c‘est trop ! Au milieu d’un paysage sublime, « beau à pleurer », il est le seul de l’équipage à profiter d’un spectacle somptueux.

« L’entrée du lagon était un peu sinueuse mais franche et à vingt mètres de part et d’autre du bateau les vagues brisaient sur le corail, délimitant aussi sûrement les contours du récif que s’il avait été dessiné sur l’eau… Il s’agissait donc d’une manœuvre très facile à mener et, en même temps bouleversante ; d’un instant à l’autre, sitôt à l’abri, la houle s’évanouit comme par enchantement, il y a plus de 2000 mètres de profondeur juste derrière le bateau, à peine quelques centimètres d’eau sur le corail à droite et à gauche. »

Ce moment magique échappera à tous les autres membres de l’équipage, « agglutinés autour de la table à cartes, à l’intérieur de la cabine regardant le petit voyant numérique se déplacer sur l’écran du GPS et commentant la position du voilier : « c’est bon, là on est juste au milieu », ou « ça tourne un peu, il faudrait peut-être appuyer sur tribord. »

Comment répondre au « défi de la modernité » en préservant l’authenticité de la pratique de la voile et son rapport privilégié à la nature et aux éléments s’interroge Olivier Le Carrer. Une question qui concerne tous les navigateurs, des professionnels de la course au large aux navigateurs par plaisir.

Pour les premiers, les possibilités ouvertes par les évolutions technologiques récentes donnent le vertige.

Pour les courses en solitaire par exemple :

« les outils numériques sont maintenant capables d’autoriser des interventions sur le bateau depuis l’extérieur. Par exemple faire assurer la veille par une personne assise bien au chaud dans un bureau pendant que le coureur se repose, réparer à distance une défaillance automatique ou même prendre la main sur le pilote automatique pour modifier le cap sans être à bord… Perspectives vertigineuses qui méritent sans doute une vraie réflexion tant qu’il est encore temps. »

Pour les plaisanciers, qu’ils soient côtiers ou tourdumondistes, les choses sont plus simples. Car l’auteur nous rappelle cette évidence un peu oubliée, chacun peut exercer son libre arbitre « se noyer dans le numérique, vivre avec les nuages ou s’intéresser un peu à l’un et beaucoup aux autres. Il n’y a pas de fatalité au téléguidage numérique. On peut prendre les bons côtés de la modernité sans se déconnecter de la terre et du ciel. »

Le livre d’Olivier Le Carrer n’est pas un réquisitoire contre la technologie. C’est un appel à un autre savoir, celui de l’observation et de la compréhension des vagues et des vents, du soleil et de la lune, des nuages et des étoiles, des oiseaux et des animaux marins. Ce savoir qui était celui des navigateurs polynésiens qui ont tant fasciné l’explorateur britannique James Cook par leur formidable maîtrise de la navigation au cœur du Pacifique, sans instrument et avec des pirogues à balancier bien peu adaptées à la haute mer.

Son éloge de l’incertitude est un éloge de la connaissance au sens où l’entendait Frédéric Nietzsche dans le Gai Savoir : « Rester au sein de toute l’incertitude, de toute la pluralité merveilleuse de l’existence ».

L’auteur ne se berce pourtant pas d’illusions sur l’écho de son appel à retrouver la part du rêve, à se glisser dans la peau des grands voyageurs d’autrefois, à savoir lire comme eux le ciel et la mer : « l’humain augmenté promis par les oracles ressemble plutôt pour l’heure à un individu diminué dont l’efficacité reste dépendante de ses prothèses électroniques. »

Il relève pourtant quelques motifs d’espoir : le retour aux fondamentaux avec de nouvelles courses au large sans assistance électronique ; la fascination d’aventures hors du commun comme celle des frères Berque, ces jumeaux landais qui réussirent, il y a 20 ans, une traversée de l’Atlantique sans l’aide de carte ni d’aucun instrument (pas même une boussole ni une montre) à bord d’un voilier léger à balancier de 6, 50 mètres de long, construit par eux dans leur maison des Landes ; l’impact de pratiques plus minimalistes, permettant un contact plus direct avec les éléments, comme le kayak et surtout le surf.

Olivier Le Carrer, le « voileux » de toujours, est tombé sur le tard dans la marmite du surf !
« Les premières tentatives de rejoindre le large en ramant sont de nature à secouer – dans tous les sens du terme – le néophyte, quand il faut plonger sous la vague… pour éviter d’être balayé par la crête. Voir cette énorme masse passer à toute vitesse au-dessus de soi, sentir cette puissante pulsion sous-marine qui résonne jusqu’au fond sont des choses qui ne s’oublient pas. Et puis on apprend à lire la vague, à profiter de sa douceur en évitant ses penchants violents. Et on finit par se sentir très bien là. On finit aussi par regarder autrement la mer. »

Regarder autrement la mer : c’est un sacré défi auquel nous invite Olivier Le Carrer dans cette ballade sensuelle nourrie par les mémoires et les savoirs des marins d’hier et d’aujourd’hui.

Benedict Donnelly

Une réflexion sur « « Naviguer sur les sentiers du vent » d’Olivier Le Carrer »

  1. Merci Benedict.

    Voici le commentaire laissé par une amie libraire sur Facebook:
    Margot Bonvallet Librairie Les Vinzelles

    « Être libraire, parfois, c’est se laisser porter par les conseils aguerris et pleins d’embruns d’un auteur qu’on a eu l’honneur de recevoir en improvisation lexicalement marine et scientifiquement re-créative de sens !
    «“C’est peut-être loin du rivage que je me sens le plus solidement ancré dans notre planète”, confie le navigateur.
    De la Bretagne à la Polynésie, des mers du Nord aux baies du Sud, l’auteur nous embarque au gré des vents et des mots, avec poésie et sagesse, dans un voyage atemporel, là où les mers voient défiler des générations d’aventuriers – de James Cook à Bernard Moitessier.
    Au fil de l’eau, il revisite des rencontres historiques entre Européens et Océaniens, ravive des journaux de bord oubliés et témoigne de ses expériences, comme la rencontre exceptionnelle avec des dauphins messagers. Il dévoile un lien sensible et intime à la mer, aux vents, aux astres et à tous les êtres vivants qui cohabitent dans ce milieu océanique. Comme en amour, la passion porte ses adeptes vers l’émerveillement, vers ses déboires aussi. Car les forces de la nature rappellent au marin qu’il n’est pas maître des lieux. Si l’appel du large invite à l’humilité, il transporte aussi les voyageurs vers de nouveaux horizons culturels. On découvre comment les peuples de Polynésie chantent avec les étoiles et fusionnent avec la mer, ou pourquoi, à Tahiti, le surf avait une origine sacrée. »
    Merci Sylvain Coher pour le conseil de lecture aérien, voyageur, délicieusement insulaire ! »

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