The Box : comment le conteneur continue à changer le monde ! Episode 2

Laure Bonnaud, chercheuse à l’INRAE, commente,avec un regard contemporain, le livre culte de Marc Levinson, paru en 2005 « The Box, comment le conteneur a changé le monde ».

Un livre qui a inspiré une exposition créée en 2014 au Port Musée de Douarnenez et qui, depuis, a fait du chemin : vers Dunkerque d’abord au musée portuaire, puis à Liège.

Un livre qui a inspiré aussi le travail d’un photographe français, Gildas Hemon, exposé cette année au Festival Photo du Guilvinec.

Pour Gildas Hemon, le conteneur est  bien plus qu’une simple boîte de couleur, c’est aussi un point de rencontre entre marins et dockers, cargos et remorqueurs : 

 » Rencontrer, découvrir et photographier,  principalement au Havre et à Montoir, ces métiers et pratiques qui alimentent depuis trente ans une partie du quotidien de la planète, se faufiler entre quais, portiques et stackers a été  un de mes meilleurs voyages photographiques »

Retour sur The Box de Marc Levinson avec Laure Bonnaud

« Avant les conteneurs »

Marc Levinson commence par décrire ce qu’est le transport maritime avant la mise en place de la conteneurisation, dans les années 1950. Une grande partie de la flotte commerciale internationale ayant été détruite pendant la seconde Guerre mondiale, la marine marchande s’appuie alors sur les Liberty Ships, des navires de convoi, très lents, construits pendant le conflit. Ces navires ont été conçus délibérément petits, pour limiter les pertes en cas d’attaques de sous-marins. Leurs dimensions atypiques requièrent un savoir-faire pointu pour les charger, ce qui signifie à la fois ne pas perdre de place dans les caves et prévoir d’emblée le déchargement tout au long du parcours : ce qui va le plus loin doit être au fond de la cave, ce qui est destiné à la première escale doit se trouver près du panneau d’écoutille.

L’industrie portuaire emploie alors une très nombreuse main d’œuvre et c’est le poste de dépense le plus élevé, car les navires de guerre sont peu coûteux à l’achat et que les équipements portuaires sont quasi inexistants. C’est donc le temps passé sur les quais lors du chargement et du déchargement qui constitue le principal poste de dépense pour les entreprises de transport, et il est très supérieur au temps passé en mer. Le fret part d’une usine ou d’un entrepôt et il est chargé pièce par pièce dans un camion ou un autorail. Il est ensuite déchargé en centaine ou milliers d’exemplaires, sur les quais, avant d’être recompté, re-trié et amené près des flancs des bateaux pour le chargement dans une cargaison composée généralement de « fret mixte », c’est-à-dire de toutes sortes de produits. Même si les chariots élévateurs sont apparus dans les années 1920 et sont largement employés dans les années 1950, le transport à dos d’hommes reste souvent la meilleure solution. Les débardeurs s’occupent aussi bien de petits cartons de fruits tropicaux délicats que de sacs de charbons. Le travail est dangereux : les accidents y sont trois fois plus répandus que dans le bâtiment, 8 fois plus que dans l’industrie.

Le travail des débardeurs est soumis au niveau d’activité dans le port qui dépend de l’arrivée des navires : parfois, il n’y a pas du tout de travail alors qu’à d’autres moment, les contremaîtres embauchent tous ceux qu’ils trouvent. Dans de nombreux endroits, la pratique du pot-de-vin hebdomadaire au contremaitre, pour s’assurer d’un emploi la semaine suivante, est courante. Suite à de très nombreuses grèves après-guerre, les pouvoirs publics cherchent partout à réglementer l’accès au marché du travail des débardeurs, par des systèmes de listes ou d’enregistrements de travailleurs permanents ou occasionnels. Deux problèmes cristallisent les conflits : les vols, très courants, et le volume d’embauche, en particulier pour les débardeurs enregistrés. Les systèmes de listes ne résolvent cependant pas le problème à l’origine des grèves, c’est-à-dire l’activité très discontinue des ports.

Les débardeurs forment partout des communautés très soudées, souvent sur la base de leurs origines : les Irlandais, Italiens, etc. Aux États-Unis, trois quart d’entre eux sont noirs, mais les débardeurs blancs et noirs appartiennent à des sections syndicales différentes et travaillent souvent sur des navires différents, la Nouvelle-Orléans constituant une exception. Les nouveaux venus dans la profession sont souvent issus d’une famille qui compte déjà plusieurs débardeurs, ou ont épousé une fille de débardeur.

Dans ce contexte, la conteneurisation est présentée comme un moyen de limiter la main d’œuvre : au lieu de charger, décharger, déplacer des articles en vrac, pourquoi ne pas les disposer dans de grosses boites ? C’est la proposition de Malcom McLean, le « père de la conteneurisation »,  un entrepreneur routier qui se lance dans le transport maritime.

Les difficiles débuts de la conteneurisation

Au début des années 1950, Malcom McLean est un transporteur routier prospère, qui s’inquiète cependant de l’aggravation des embouteillages et craint qu’ils ne mettent en péril son entreprise. Il a l’idée de combiner transport routier et transport côtier. Le projet est ambitieux car le transport maritime est alors moribond : il y a moins de trafic dans le port de New York au début des années 1950 qu’au début des années 30. L’idée s’avère cependant excellente : McLean peut proposer à ces clients des prix beaucoup plus avantageux en combinant les différents modes de transport que si les marchandises passaient uniquement par la route ou les chemins de fer. Pour développer son projet, il convainc l’autorité portuaire de Newark de développer un terminal spécial pour les camions, achète une petite compagnie maritime, Waterman, qui détient des droits lui permettant de desservir 16 ports différents, et développe une filiale, la société Pan-Atlantic. Il débute en acquérant des pétroliers de la Seconde Guerre mondiale pour une somme modique, qu’il charge de conteneurs. Le premier chargement a lieu 26 avril 1956 sur le port de Newark. L’Ideal-X est chargé en moins de 8h, au rythme d’une caisse toutes les 7 minutes et il part pour Houston. Dès le début, McLean a compris que le fret maritime ne peut exister qu’avec des installations adéquates : des ports adaptés et des grues spécialement conçues pour le chargement des conteneurs sur les navires. Il va donc aider à la rénovation ou au développement des installations portuaires et contribuer à la mise au point de grues embarquées sur ses navires.

A la même période, sur la côte ouest, la compagnie Matson, qui dessert principalement Hawaï (pour la canne à sucre et les ananas) s’intéresse également au fret maritime. Elle opte pour des grues de quai (et non embarquées, comme McLean) et transporte également les marchandises dans des conteneurs, dont la taille est adaptée à ses besoins et ne correspond pas aux choix du fret de la côte est. Parce qu’elle transporte des denrées alimentaires, la compagnie équipe également quelques cales d’un système de refroidissement pour accueillir les conteneurs réfrigérés. Le 31 août 1958, Matson effectue un premier trajet au départ de San Francisco (Los Angeles-Oakland-Honolulu).

Au début des années 1960, Matson sur la côte ouest et Sea-Land service (le nouveau nom de la compagnie McLean adopté en 1960) sur la côte est sont les deux seules compagnies dont l’activité repose sur le transport par conteneurs. Les affaires sont d’abord difficiles : seules un petit nombre d’entreprises envisage ce type de transport. Parmi elles, on compte les fabricants de produits chimiques, notamment d’engrais et d’insecticides, et les entreprises alimentaires. En 1962, seules 8 % des marchandises qui passent par le port de New York sont transportées dans des conteneurs. Sur la côte ouest, seul 2 % du fret est conteneurisé. Le vrac reste donc majoritaire. En outre, les responsables du transport maritime ne croient pas à son succès. La même année, McLean obtient des pouvoirs publics l’autorisation de mettre en service des navires entre Newark et la Californie, essentiellement pour les conserves de fruits et légumes depuis la Central Valley. Pour Sea-Land service, le problème des trajets retours, avec de nombreux conteneurs vides, constitue cependant un casse-tête. La compagnie se déploie ensuite vers Porto Rico, et la liaison se révèle vite rentable, favorisant l’expansion de Sea-Land. En 1963, elle compte déjà 3000 employés et en 1965, la gestion des conteneurs de toute la compagnie se fait par ordinateur.

Le secteur des transports est alors très réglementé : sur le marché intérieur, la répartition des lignes est décidée par les autorités qui découragent la concurrence ; sur les lignes extérieures, les tarifs sont fixés marchandise par marchandise, par des conférences (ou « cartels »). Pour le fret militaire, l’armée répartit les stocks, sans appel d’offre. En conséquence, sur le marché intérieur, la plupart des marchandises voyagent par camion. Ce sont finalement les chemins de fer qui décident de relancer l’activité, en se concentrant sur le transport à longue distance et en proposant une nouvelle organisation : elles déposeraient les remorques sur des zones de transit d’où la fin du voyage est réalisée par camion. Pour mettre en place ce nouveau système, il faut un accord de l’Interstate Commerce Commission (ICC), qui commence par s’opposer au transport des camions sur rail. Les compagnies de chemins de fer ripostent en transportant non des camions, mais des conteneurs, qui sont ensuite posés sur des châssis de camions. Le conteneur sur rail résout un double problème : sur un plan réglementaire, il a l’aval de l’ICC et il permet aux compagnies de chemins de fer de ne plus avoir à entretenir des wagons de marchandises. Les premières lignes de ferroutage sont lancées en 1954 par le Pennsylvania Railroad, en service entre New York et Chicago, puis vers Saint-Louis. Cette innovation est bientôt extrêmement rentable. Pour les transports proches, le camion reste le moyen de transport le plus prisé. Au-delà de 800 km, le chemin de fer est préférable. General Electric ou Kodak font partie des premières entreprises qui remplissent des conteneurs et les expédient par le train. Bientôt, les aliments transformés, les viandes fraîches, les oranges, les savons et la bière font partie des produits les plus transportés et le marché se développe rapidement durant les années 1960. La possibilité de combiner le ferroutage et le transport maritime apparait dès l’origine, mais ce développement nécessite des installations portuaires différentes de celles qui existent dans les ports « historiques ». Ainsi, le port de New-York, avec ses quais en mauvais état, ne peut faire concurrence au gigantesque port de Newark, nouvellement construit.

Au milieu des années 1960, Matson comme Sea-Land Service décident de renouveler leur flotte, jusque-là composée d’anciens navires de guerre très lents. Ce faisant, ils relancent l’activité. En 1966, Moore-McCormick Lines ouvre un premier service de conteneurs transatlantique (des remorques routières, des conteneurs et du vrac), vers la Scandinavie. Les premières marchandises transportées sont le whisky (il est moins volé en conteneurs qu’en vrac) et le matériel militaire, notamment vers l’Allemagne. Les contrats militaires sont un puissant soutien au secteur : à elle seule, la demande militaire garantissait la rentabilité des premiers voyages transatlantiques de Sea-Land… Si, en 1966, seules trois compagnies font du transport international par conteneurs au départ des États-Unis, elles sont 60 en 1967. Trois ans après les premières traversées transatlantiques par conteneurs, il ne reste que deux compagnies qui exploitent des vracquiers pour le trajet. Cette évolution est également favorable au fret ferroviaire, pour acheminer la marchandise vers les ports, ce qui contribue au développement d’un transport combiné route-rail-mer.

En parallèle ont lieu des discussions sur la normalisation des conteneurs, qui existent sous de très nombreuses formes : on trouve aussi bien des caisses en bois avec renforts en acier que des « boites Conex », soit des caisses en acier de 2,45 m de profondeur sur 2,09 m de haut, utilisées par l’armée. À la fin des années 1950, un fabricant peut proposer jusqu’à 30 modèles différents. En 1959, une enquête pour une compagnie maritime montre que 43000 des 58 000 conteneurs mesurent moins d’un mètre carré à la base. Cette diversité de format menace la conteneurisation, ce qui conduit le gouvernement fédéral à lancer une réflexion sur la taille, le poids maximal autorisé et sur la construction des conteneurs. La difficulté tient à ce que cela ne concerne pas uniquement le secteur maritime, mais aussi celui des camions et des chemins de fer. Outre des instances spécifiques au secteur maritime (la Maritime Administration, ou Marad), le dossier est également instruit par une instance de normalisation, l’American Standards Association (ASA) et la National Defense Transportation Association (NDTA) qui représente les compagnies gérant du fret militaire.  En 1961, l’Organisation internationale de normalisation (ISO) se penche également sur le problème. Au bout de 10 ans de négociation, en 1970, les mesures suivantes sont finalement adoptées : 2,59 m de hauteur, 2,44 mètres de largeur et quatre longueurs possibles, soit 3,04 mètres, 6,09 mètres, 9,14 mètres et 12,19 mètres. La pratique et les choix des sociétés de leasing, conduiront progressivement au succès du conteneur de 12 mètres.

La guerre du Vietnam

Un des chapitres les plus intéressants du livre de Marc Levinson concerne l’impact de la guerre du Vietnam sur l’évolution du secteur. En 1965, le président Johnson annonce l’envoi de 65 000 hommes supplémentaires au Vietnam, où se trouvent déjà 23 300 soldats. Ces renforts militaires supposent une logistique adaptée pour non seulement convoyer le personnel, mais aussi tout le matériel nécessaire. Or, depuis le début du conflit, le Vietnam est le théâtre d’un énorme cafouillage logistique. Les infrastructures locales sont très insuffisantes : le Vietnam du sud ne dispose que d’un seul port en eaux profondes, d’une seule ligne de chemin de fer et a des routes en mauvais état. L’armée américaine, pour sa part, n’a pas unifié sa logistique. Les 16 composantes présentes sur place s’appuient donc sur 16 dispositifs logistiques différents. Entre elles, la concurrence est permanente pour s’approprier les camions de livraison ou les entrepôts. Les navires en provenance de Californie mouillent dans les ports car les eaux ne sont pas assez profondes pour qu’ils atteignent les débarcadères. Ils sont ensuite déchargés selon un vaste système de débrouille, par chaland ou navire amphibie. Sur les ports, les vols sont nombreux et ils attisent les conflits avec les populations locales. Enfin, comme il n’y a pas d’entrepôts en nombre suffisant, les cargos sont utilisés pour le stockage et sont donc immobilisés au mouillage. La désorganisation est manifeste, et elle est d’ailleurs dénoncée dans plusieurs rapports et missions, du parlement comme de l’armée américaine. Or l’annonce du président Johnson doit se traduire par l’arrivée chaque mois de 17 000 soldats supplémentaires, chaque bataillon de 803 personnes étant équipé de 409 tonnes de matériel ou 1015 tonnes pour les bataillons mécanisés. Confronté à cette situation, le commandement décide de développer le port de Da Nang, à 692 km au nord de Saigon. Mais il s’agit d’un port aux eaux peu profondes, qui ne dispose d’aucun matériel de manutention du fret. Le choix se porte donc sur Cam Ranh, à 483 km au sud de Da Nang, pour en faire un complexe logistique. L’emplacement ne dispose d’aucune infrastructure et comprend de vastes zones de sables mouvants. Il présente cependant l’avantage d’être entièrement contrôlé par l’armée américaine, ce qui est un atout dans la prévention contre les vols et la corruption…

Fin 1965, c’est l’engorgement attendu. L’armée américaine se tourne alors vers les transporteurs maritimes pour bénéficier de leur expertise. Sollicité dans ce cadre, Malcom McLean propose le transport par conteneurs. Les autorités militaires sont réticentes, car elles n’ont pas d’expérience en ce domaine. Mais il parvient à les convaincre  : sa flotte de navires avec des grues de bord et son expérience des traversées du Pacifique sont des atouts importants. Dans un premier temps, Sea-Land Service n’obtient un contrat que pour acheminer les marchandises aux Philippines. Fin 1966, un appel d’offres est lancé pour un service de porte-conteneurs à destination du Vietnam. En mars 1967, la compagnie Sea-Land service emporte un contrat pour 7 navires entre Oakland Seattle et Cam Ranh, que l’entreprise s’engage à équiper de grues. Elle fournit aussi des conteneurs réfrigérés (de la viande, des fruits et légumes et mêmes des crèmes glacées feront plus tard partie des marchandises livrées) et livre jusqu’à 50 km autour de ses quais, avec ses propres camions. La baie de Cam Ranh devient un vaste terminal à conteneurs, avec une livraison tous les 15 jours, les navires et les marchandises étant suivi par ordinateur. Les 7 porte-conteneurs de Sea-Land Service transportent autant de fret que 20 bâtiments traditionnels. En 1968, 1/5 du fret militaire du Pacifique voyageait par conteneurs (2/5 si l’on ne considère que le fret non pétrolier). L’armée, autrefois réticente, devient une grand adepte des conteneurs. En 1970, la moitié du fret militaire à destination de l’Europe est conteneurisée.

Ainsi, le conteneur a prouvé en situation qu’il était vital pour l’effort de guerre au Vietnam. Pour Sea-Land Service, les contrats du ministère de la Défense sont très importants : chaque aller-retour entre la Côte Ouest et la baie de Cam Ranh rapportait 20 000 dollars par jour… De plus, pour ne pas faire revenir ses navires à vide, Sea-Land Service organise une escale au Japon, un pays alors extrêmement dynamique et qui cherche des solutions pour exporter sa production industrielle. L’escale à Yokohama permet de faire revenir des navires remplis de téléviseurs et de chaines stéréo japonaises, préfigurant les circuits commerciaux des années 1980… »

Laure Bonnaud Transhumances

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