Montée des tensions gréco-turques en Méditerranée Orientale : les racines du conflit

A la veille d’une croisière familiale en Turquie, il y a une trentaine d’années, avec nos trois enfants, préparant les étapes de notre périple, j’avais été interloqué par l’impossibilité d’intégrer dans notre parcours une escale dans l’île grecque de Castellorizo, située pourtant à quelques milles seulement de la côte turque et toute proche de l’île de Kekova et de ses tombeaux étrusques engloutis,point d’orgue de notre croisière.

Notre loueur de voilier à Marmaris nous avait, au demeurant, dûment avertis des risques que nous prenions si nous enfreignions le veto mis par les autorités turques à tout aller-retour vers Kastellorizo. Une interdiction qui résonnait pour nous comme un anachronisme à l’heure de l’ouverture généralisée des frontières et des tentatives de séduction de la Turquie à l’égard de l’Union Européenne.

Et pourtant…. Castellorizo est aujourd’hui au coeur des tensions gréco-turques susceptible de dégénérer en conflit armé en Méditerranée orientale. En cause : une mission d’exploration du navire de recherches sismiques turc Oruç-Reis dans les eaux territoriales grecques au sud  de Castellorizo pour trouver de nouveaux gisement gaziers.

Au delà de l’enjeu gazier et des querelles sur l’application de la convention mondiale sur le droit de la mer adoptée en 1982 à Montego Bay, en Jamaïque, qui dépassent le seul cadre méditerranéen, c’est l’histoire mouvementée des relations gréco-turques en Méditerranée qui refait aujourd’hui surface même si elle ne s’est jamais vraiment apaisée : pour preuve, les tensions régulières depuis près d’un demi-siècle autour des îlots grecs d’Imia (Kardak pour les Turcs) à quelques miles du port truc de Marmaris en mer Egée Orientale.

Les tensions méditerranéennes entre les deux pays ont, en fait, surgi, dès l’indépendance de la Grèce au début du 19ème siècle. Mise en perspective à l’aide d’un article de Vaner Semih, politologue franco-turc, article paru en …. 1987 !

Benedict Donnelly

« L’origine du contentieux est à rechercher dans la question du partage des îles, question posée dès l’indépendance de la Grèce en 1830. L’expansion territoriale continue du jeune État grec au détriment de l’Empire ottoman tout au long du 19e et au début du 20e siècles, jusqu’à la chute de l’Empire à la fin de la première grande guerre, s’accompagne du passage progressif des îles égéennes sous la juridiction grecque. Le Dodécanèse occupé par les Italiens en 1912 n’est cédé à la Grèce qu’après la 2e guerre mondiale.

La réglementation juridique du statut des îles orientales est en principe effectuée par le traité de Lausanne de 1922 qui vaut, d’une certaine façon, comme l’un des actes fondateurs de la République de Turquie. La convention de Lausanne concernant le régime des détroits, annexée au traité du même nom, prévoit une démilitarisation générale, de même que le traité de Paris de 1947.

Dès la seconde moitié des années 30, la diplomatie turque s’active, aidée en cela par une conjoncture internationale particulièrement orageuse. La remilitarisation des détroits à Montreux, en 1936, lui paraît comme un premier succès pouvant déboucher sur d’autres et ses velléités irrédentistes se dirigent vers le Dodécanèse. Mais l’Italie est un adversaire trop redoutable pour être affronté directement. De même, au lendemain de la guerre, la menace soviétique est telle qu’Ankara, soucieuse avant tout d’obtenir la protection occidentale, préfère ne pas soulever d’objection à la cession du Dodécanèse à la Grèce. Ce n’est qu’au cours des quinze dernières années, dans la foulée de l’aggravation de la crise chypriote, sous l’effet que le statut de la mer égéenne revient à l’ordre du jour sous l’effet tant d’une transformation du droit international classique de la mer qu’induisent les nouvelles techniques permettant l’exploitation des ressources du plateau continental et des eaux territoriales, que de la militarisation des îles et les problèmes de l’espace aérien.

Le plateau continental

En ce qui concerne le différend portant sur ce qui doit être la délimitation du plateau continental entre les deux pays, le noyau du problème se trouve lié au rôle à attribuer aux îles. Grosso modo, pour la Grèce, les îles doivent êtres considérées sur un pied d’égalité avec la terre ferme continentale, tandis que, pour la Turquie, elles ne peuvent bénéficier d’un tel statut vu la situation particulière de la mer Egée, autrement dit, de son partage entre ses deux riverains.

Chaque partie argumente différemment dans la mesure où les diverses stipulations et ententes internationales récentes semblent plutôt aller dans le sens des positions grecques. Forte de cette tendance actuelle, la Grèce appuie ses thèses sur des arguments de type général. Or, la Turquie, pour les contrecarrer, ne peut que se prévaloir de l ‘exceptionnalité de la situation et requérir une nouvelle jurisprudence en accord avec les exigences d’équité Les principaux arguments de la Grèce sont les suivants :
a) les iles ont droit, en leur nom propre, à un plateau continental ;
b) le territoire continental et les îles égéennes forment ensemble l’unité politique et territoriale de l’Etat grec et entre les deux composantes, l’existence d’un élément territorial étranger n’est guère admissible ;
c) la délimitation du plateau continental entre les deux pays ne peut se réaliser, par là même, que suivant le principe de l’équi distance entre les côtes turques et les extrémités du territoire grec, c’est-â-dire les îles grecques situées le plus à l’Est de la mer Egée.

A l’autre versant du tableau, les arguments turcs :
a) le critère fondamental pour la délimitation du plateau continental est le principe du prolongement naturel ;
b) les îles, de toute manière, ne peuvent constituer qu’une circonstance spéciale et la mer Egée est une mer semi-fermée qui justifie l’application des règles particulières au lieu de celles prévues d’une manière générale ;
c) le principe à appliquer ici ne peut pas être l’Équidistance, mais l’équité.

Les eaux territoriales

Si la question du plateau continental aboutit à un point mort des tractations en 1979, elle n’en réussit pas moins à raviver une vieille querelle depuis quelque temps en sourdine mais à conséquences beaucoup territoriale. plus immédiates et graves. Il s’agit de l’affaire de la mer territoriale.

Appliquée en mer Egée, l’extension des eaux territoriales à 12 milles, que réclame la Grèce, augmente la part de mer territoriale de cette dernière, de 35 % de la superficie marine totale à près de 64 %.

Cette sorte de thalassocratie grecque en mer Egée, qui existe d’ailleurs de facto, est insupportable aux Turcs.

La thèse grecque peut être ramenée à trois arguments principaux : a) l’extension à 12 milles constitue un droit international général; b) cette règle s’applique également aux îles égéennes ; c) la Grèce a le droit de le déclarer unilatéralement quand bon il lui semble puisqu’il s’agit d’une compétence souveraine de l’Etat côtier. La Turquie ne peut juridiquement s’y opposer qu’en réfutant le principe d’une règle unique internationalement valable en matière d’étendue de la mer territoriale au nom d’une prise en compte nécessaire des cas particuliers comme les mers fermées ou semi -fermées de type égéen.

Afin de souligner la singularité de la configuration géographique en question, Ankara se fait fort de montrer qu’en cas d’extension des eaux territoriales grecques, la Turquie n’aurait plus d’accès à la haute mer. Aussi toute décision d’Athènes dans ce sens, constituerait-elle pour Ankara, un parfait casus belli. »

Vaner Semih. Retour au différend gréco-turc dans les CEMOTI, Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien CEMOTI, n°4, 1987. Varia. pp. 19-43;

https://doi.org/10.3406/cemot.1987.877

https://www.persee.fr/doc/cemot_0764-9878_1987_num_4_1_877

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