Juin 1940 : l’épopée du « Jean Bart »

Suite de notre chronique « 1940,  année de ruptures, de tragédies et de résistances pour la Marine française » avec l’aide du livre de Luc-André Lenoir « Résister sur les mers ».  et de « L’épopée silencieuse. Service à la mer 1939-1940 » de Georges Blond.

« A Saint Nazaire, le Jean Bart, un des plus beaux bâtiments de la Marine est en construction. Le cuirassé de 35 000 tonnes attend dans sa cale, loin d’être terminé et prêt au combat, mais il est impensable de laisser le chantier aux allemands. Dès le 11 juin, on attend une marée favorable pour le sortir. Le 19, après avoir allégé le bateau à l’extrême, le capitaine de vaisseau Ronarc’h parvient à le faire avancer, sans loch ni compas, sur deux hélices au lieu de quatre, et sans ventilation dans la salle des machines… Les avions bombardent. Le navire s’échoue momentanément, reçoit deux bombes sur le pont et finit par se mouvoir, escorté par quatre contre-torpilleurs. Il parviendra à Casablanca le 24 juin. L’autre bâtiment de cette classe, le Richelieu, termine ses essais à Brest. Il sort du port dès le 18 juin, sous les ordres du capitaine de vaisseau Marzin. IL ralliera Dakar également le 24 juin. Les ports de la mer du Nord, de la Manche et de l’Atlantique sont entièrement évacués, et toute la flotte se met hors d’atteinte, souvent quelques heures avant l’arrivée des allemands »

Extraits du livre de Luc-André Lenoir, « Résister sur les mers »

Dans son livre  » L’épopée silencieuse », Georges Blond consacre tout un chapitre à l’appareillage du Jean Bart. Il évoque la détermination et la prise de risque collective du commandant du Jean Bart, des ingénieurs de la Marine, et de toutes les équipes à terre et sur le navire.

« Le 20 mai, Paul Reynaud déclare au Sénat que la patrie est en danger… Rien n’arrête la percée allemande. Le problème du Jean Bart, dans ces conditions, semble singulièrement se préciser et se simplifier : à quelle sauce le Jean Bart sera t il mangé ? Sera t’il capturé, ou sera-t’il cloué sur place par l’aviation ? On ne voit pas ce qui pourrait se produire en dehors de ces deux éventualités….

« La nuit blanche, que j’ai passée du 17 au 18 mai, laisse dans ma mémoire une marque ineffaçable », a écrit le commandant… « Tandis que je ruminais mon pessimisme, mon second était le siège du même trouble; l’ingénieur de première classe du Génie Maritime spécialement chargé de surveiller l’achèvement du bâtiment se tenait des raisonnements analogues. Et c’est lui, le plus jeune, et par conséquent le plus libre de son langage, qui a parlé le premier.  » En effet, dès le 19 mai,  » au lendemain d’une nuit passée dans l’inquiétude », cet ingénieur a examiné avec son chef de service les moyens de mettre le Jean Bart en mesure de sortir de son bassin dans le délai le plus court,,, Une nécessité inéluctable va déterminer le choix du jour d’appareillage. Il faut, de toute évidence, prendre la date la plus rapprochée où la marée sera assez forte pour permettre au bâtiment de flotter dans sa tranchée On calcule le poids probable escompté, le tirant d’eau du navire.On ouvre l’annuaire des marées. Voici la date à laquelle le Jean Bart a quelques chances de passer : 19 juin…. Le plan est arrêté dans la matinée du 21 mai au cours d’une conférence entre le commandant et les ingénieurs du Service de la Surveillance. Il est présenté le 22 mai aux Chantiers du Penhoët et aux Chantiers de la Loire, qui se partagent l’achèvement et l’armement du navire… Le nombre des ouvriers est augmenté, jusqu’à ce que soit employé le maximum de personnes qui puissent travailler sur le Jean Bart, sans se monter les unes sur les autres. Deux mille huit cent, trois milles, trois mille deux  cents, trois mille trois cents, trois mille cinq cents, sans compter les marins. Le rythme s’accélère également. Journées de neuf heures, de dix heures,de douze heures, journées illimitées. Les mêmes ouvriers qui, naguère revendiquaient (souvent à juste titre) pour l’amélioration des conditions de leur travail, maintenant travaillent jusqu’à tomber de fatigue pour sauver le Jean Bart. .Sera t’on prêt le 19 juin ? Il le faut. Mais cela ne suffit pas. Il ne suffira pas que le Jean Bart soit prêt le 19 juin.

En effet, à quoi servira que le Jean Bart soit fin prêt, disposés à évoluer merveilleusement et à filer trente noeuds s’il ne peut pas sortir,s’il reste séparé de la mer, enfermé dans son bassin qui ne communique avec la Loire que par une tranchée pour lui trop peu profonde… Là comme pour le reste, il faut faire en moins d’un mois ce qui devait se faire en six…

12 juin, les armées allemandes déferlent sur la France. 13 juin, elles entrent à Paris… 16 juin, la marée de la défaite atteint Saint Nazaire; en formations compactes, sous les yeux de la population stupéfaite, les troupes britanniques s’embarquent pour l’Angleterre,,. 17 juin, l’armistice est demandé; en apprenant la nouvelle, quelques ouvriers interrompent leur effort., se relèvent : est-ce maintenant la peine de continuer ? L’ordre est de continuer. L’armistice est seulement demandé, non encore signé. Bien d’autres événements imprévus peuvent se produire.Plus que jamais, faire tout ce qui dépend de soi, et pour  le reste, demeurer ferme et tranquille… »

19 juin, à 2 heures du matin, soit une heure seulement  avant l’appareillage,  la tranchée qui joint le bassin à la Loire sera juste assez profonde et assez large pour laisser passer le Jean Bart ;avec cinq mètres de chaque bord ! Et la profondeur : le Jean Bart va appareiller à la marée de la nuit avec dix centimètre d’eau sous sa quille. Plus exactement, il va essayer d’appareiller avec dix centimètres d’eau sous sa quille : qu’il ne soit pas absolument droit, qu’il s’incline seulement d’un degré d’un bord ou de l’autre; il n’a plus dix centimètres d’eau sous la quille, il n’y a plus rien du tout, rien qu’un navire échoué et incapable d’appareiller… »

19 juin, au lever du jour,  » le Jean Bart va atteindre le chenal de la Loire, déjà il touche à la liberté. C’est alors que surviennent des avions. Presque aussitôt, l’alerte est donnée : ce sont des avions allemands. L’attaque est prononcée au moment où le Jean Bart vient de s’engager dans le chenal, tandis qu’il se glisse entre les bancs de Loire, Impossible d’évoluer, les fonds de moins de cinq mètres sont là à toucher, de chaque bord.Trois bombardiers descendent et lâchent une première salve; six ou huit bombes. Toute l’artillerie de DCA du Jean Bart crache le feu, les bombardiers reprennent de l’altitude… Le Jean Bart  descend le chenal, il prend le coude de Bonne-Anse, passe très près d’une drague des Ponts-et Chaussées dont une partie seulement émerge : elle a sauté quarante-huit heures plus tôt sur une mine magnétique. Le Jean Bart sort de la rade de Saint Nazaire par le chenal de sécurité. Il fait ensuite route à l’ouest-sud-ouest vers l’ouvert du Golfe de Gascogne. Il est alors 6 heures. »

Extraits de « l’épopée silencieuse » de Georges Blond

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