Le naufrage : la catastrophe par excellence

« Je me plaçai sur la poupe pour contempler ce terrible spectacle. Les uns se noyaient à l’intérieur d’un navire, d’autres se jetaient à l’eau pour disparaître presque aussitôt, d’autres encore s’agrippaient à des radeaux ou à des barils. Des gentilshommes étaient cramponnés à des madriers, d’autres criaient sur le pont appelant Dieu à leur secours. Les capitaines jetaient à la mer leurs chaînes, leurs pièces de monnaie et les vagues continuaient de déferler, arrachant parfois un homme au passage. D’un côté la tempête, de l’autre un rivage hostile où les indigènes nous guettaient, trépignant de joie au spectacle de notre infortune, prêts à sauter sur le premier d’entre nous qui atteignait le rivage pour le dépouiller de tout ce qu’il portait et ne lui laisser que la peau nue !

Tout n’est-il pas dit, ou presque, sur le naufrage dans ce bref témoignage d’un des officiers du Lavia, bâtiment de l’Invincible Armada jeté sur les côtes irlandaises en août 1589 ? Faut-il aller plus loin que ce récit pris sur le vif pour évoquer le naufrage associé à toute aventure maritime ? C’est le risque majeur de la navigation, la catastrophe par excellence, qu’elle se produise dans les vastes et lointains océans comme dans les eaux familières du petit cabotage. Les événements et les clichés se bousculent immédiatement dans nos représentations : du naufrage de Paul de Tarse, un peu tombé dans l’oubli il est vrai, à ceux plus médiatisés de la Méduse ou du Titanic, sans parler de ceux du Torrey Canyon sinon du Costa Concordia ! Ces fortunes de mer invitent à décrypter leur complexité, à pointer leurs traits communs, à mettre au jour leurs singularités et place dans la mémoire collective.

Le mot et la chose

Cette figure emblématique de la catastrophe tirerait son nom du verbe frangere (briser, rompre). Car le naufrage est bien une rupture. Outre les dégâts matériels provoqués, c’est une rupture avec les premiers temps d’une traversée dans laquelle le fracas l’emporte sur l’ordonnancement réglé de la navigation.

En dépit de leur caractère lacunaire, les statistiques relatives aux naufrages sont impressionnantes. Entre 1824 et 1962, il y aurait eu dans le monde environ 13 000 naufrages, soit un tous les trois ou quatre jours (évaluation à pondérer selon type, taille et portée des navires). Toutefois, eu égard l’augmentation très sensible des trafics et en corrélant le rapport hommes/naufrages, force est de reconnaître que chacune des catastrophes fait entre six et huit victimes, moyennes dont on sait les variables qu’elles dissimulent. Au reste, pour des bornes chronologiques semblables, c’est la pêche qui constitue la navigation la plus dangereuse avec des pertes, partiellement connues, qui se situent au-delà de celles-ci enregistrées pour des périodes plus anciennes par les grandes compagnies de commerce comme la V.O.C. néerlandaise ou la C.I.O. française, voire la Carrera de Indias.

Il n’est certes pas question de marginaliser les drames, personnel et collectif, que représente chacun de ces naufrages et d’oublier les hécatombes spectaculaires, comme celles de la Sémillante (aucun survivant parmi les 773 hommes à bord en 1855), du Lusitania (1 200 disparus en 1915) ou du Titanic (700 rescapés environ sur plus de 3500 personnes embarquées), mais de reconnaître que la plupart des naufrages ne font peu et parfois pas de victimes. En dépit des écarts, dus à l’effet-source et au « spectaculaire » de la catastrophe, et en tenant compte du nombre croissant d’armements et d’hommes embarqués, la proportion de naufrages avec disparitions massives reste, somme toute, relativement limitée en dépit des risques réels de toute navigation. Au vrai, nous retrouvons la même « impression » discordante au sujet de la mortalité en mer où l’on tend à pointer les morts au combat (et des suites des blessures) et à négliger les effets pourtant majeurs des maladies (assurément moins spectaculaires, sauf en cas de typhus, peste ou scorbut).

Les représentations des naufrages, comme leurs récits, obéissent à de semblables invariants : ciels tourmentés, vents violents, vagues déferlantes, corps à la dérive, voilures déchiquetées, cordages emmêlés, mâts brisés, carcasse prête à être engloutie ou fracassée sur les rochers du proche rivage. Vernet et Garneray en offrent de remarquables illustrations ! 

Pourtant, les fortunes de mer résultent de causes spécifiques. Ainsi, la saison hivernale, où la visibilité est plus incertaine, paraît la plus propice, au moins dans les « mondes atlantique et méditerranéen ». Cette concentration saisonnière, de novembre à février, que l’on retrouve pour 55% des navires américains naufragés, n’empêche pas les ouragans atlantiques ou les cyclones indiens de faire de la période d’août à novembre un temps redouté pour les bâtiments croisant dans les Caraïbes et les mers asiatiques. La deuxième constante observée, pour plus des deux-tiers des naufrages est leur déroulement nocturne. C’est au terme de la nuit, plus longue il est vrai en hiver, que se terminent parfois de rudes combats menés par des hommes exténués comme ceux du Marquis Le Voyer-d’ Argenson, qui, après avoir lutté dès avant le crépuscule, passent une nuit de cauchemar du 6 au 7 janvier 1754, réfugiés « sur les porte-haubans du côté de tribord où ils restent pendant près de deux heures, et comme la mer les abîmait, ils furent obligés pour sauver leur vie de monter sur les haubans de misaine où ils reçurent des coups de mer jusqu’à 5 heures du matin. »

Si les naufrages se produisent au large, beaucoup de catastrophes se déroulent à proximité des côtes avec des plateaux rocheux aux écueils n’émergeant qu’à marée basse (en mer d’Iroise), des bancs de sable (Schurken devant Dunkerque et à proximité du delta du Rhône), des courants capricieux (raz Blanchard), des détroits (Minch entre Écosse et Hébrides, Messine entre « Charybe et Scylla ») et des passes comme le pertuis de Maumusson ou les bouches de Bonifacio. Au vrai, quand on peut le déterminer, ces lieux sont peu éloignés du lieu de destination des navires : la fatigue de l’équipage, les navires fragilisés par les revers essuyés, le relâchement de l’arrimage des cargaisons favorisent cette géographie littorale des naufrages. La configuration des traits de côte, la méconnaissance de la topographie marine et l’approximation de certaines cartes jusqu’à une période assez proche sont à l’origine d’un nombre important d’accidents majeurs comme ceux du Batavia, dans la nuit du 3 au 4 juin 1629, sur un archipel de corail au nord de l’Australie, et plusieurs siècles après, la perte du cuirassé France dans le passage de la Teignouse en août 1922, au sud de Quiberon, ou celle de l’Edgar Quinet en janvier 1930 au large d’Oran.

De fréquents naufrages sont également à mettre au compte de défaillances humaines. À la fin du XXe siècle 80% des catastrophes maritimes seraient de la faute des navigants : erreurs de navigation ou d’estime par ignorance ou en raison de la force des courants ou des vents. En 1734, l’officier de l’Élisabeth-Catherine, en provenance de Hambourg, confond le clocher de l’église de Marennes avec le phare de Cordouan ! Au milieu du xviiie siècle, le capitaine du Père Éternel, navire nantais, prend l’île de Sein pour l’île d’Yeu. Les naufrages de l’Utile, navire négrier de la Compagnie française des Indes, sur les récifs coralliens de l’île de Sable (ou Tromelin) à l’est de Madagascar (1761), et de la Méduse (1816) doivent beaucoup à l’obstination et à l’imprudence des capitaines, l’un refusant les conseils du maître pilote et préférant suivre les données d’une carte périmée, l’autre ne tenant pas compte des sondages effectués et de la couleur de l’onde. Les mauvaises manœuvres de pilotage sont aussi l’une des raisons des pertes en mer que ce soit en rade de Dunkerque, de Paimbœuf ou à l’entrée de l’estuaire de la Gironde pour s’en tenir à la France. On pourrait aussi pointer quelques erreurs professionnelles que ce soit celle du commandant du Titanic, qui oublie de réunir l’équipe de quart avant la nuit, ou d’un officier supérieur du Costa Concordia qui a voulu frôler la côte de l’île du Giglio pour en saluer les habitants… Les défaillances sont parfois à chercher à terre. En mars 1786, le capitaine Rauvert, qui approche de Marseille sûr de son estime, est étonné de ne pas apercevoir le feu du phare de Planier et fait tirer un coup de canon. Quelques minutes plus tard le feu apparaît : les gardiens du phare avaient oublié de l’allumer !

Il conviendrait d’ajouter les défaillances matérielles et la surcharge des bâtiments. Les collisions et les abordages, comme celui de l’Andrea Doria en juillet 1953, sont peu nombreux, mais la foudre ou les incendies, du Nieuw Hoorn(1619) au Morro Castle(1934) sont toujours redoutés, comme le rappellent de nombreux ex-voto. La menace est plus fréquente avec le développement de la mécanisation et le risque d’explosion des machines.

Tout n’est donc pas de la faute du capitaine et dans cet inventaire des causes des naufrages d’aucuns seront chagrin de ne pas trouver la trace des fameux naufrageurs. Laissons là leurs regrets et reprenons la mer pour rappeler de plus prosaïques tâches, à savoir celles mises en œuvre pour trouver des solutions afin de maintenir à flot le bateau le plus longtemps possible.

Avant de prendre une décision, et si les éléments le permettent, le capitaine peut consulter son équipage, comme le fait celui du Nottingham, un soir de décembre 1710, après avoir heurté violemment un rocher au large de la côte du Massachusetts :

J’appelai tout le monde dans la chambre ; nous restâmes pendant quelques temps à implorer avec ferveur la miséricorde divine. Mais bientôt, convaincus que les prières ne servent à rien si l’on ne s’aide pas, je donnai l’ordre de remonter sur le pont pour couper les mâts.

La cargaison et les canons sont parfois jetés par-dessus bord mais ce délestage constitue quelquefois un danger réel pour des hommes qui préfèrent se lancer à l’eau lorsque le navire menace de sombrer. Encore fallait-il que les hommes entendent, comprennent et suivent les directives parfois contradictoires dans le fracas des éléments. En 1555 le pilote du Conceiçào, pourtant responsable de l’échouement du navire, refuse de manière péremptoire d’obéir aux ordres de son supérieur : « Allez commander à vos mousses sur le pont. Moi je sais ce que j’ai à faire ! »Le naufrage tend à affecter la hiérarchie à bord comme « si toute autorité devait inévitablement sombrer avec le navire » (Simon Leys). Le combat collectif ou individuel est l’occasion pour certains de dévoiler un altruisme anonyme et pour d’autres de faire montre de grandes lâchetés. Lors du naufrage du Santiago en août 1585, alors qu’il faut expulser les hommes en surnombre de la chaloupe de sauvetage, le cadet des frères Ximeneo prend la place de son frère aîné, désigné initialement pour être jeté à l’eau alors que des marins qui ont pris place dans le canot n’hésitent pas à trancher les mains de ceux qui essaient de s’y accrocher. Et nous savons comment et par qui fut occupé le canot major de la Méduse.

Le jour d’après ? Récits mythiques et épisodes instrumentalisés

Rupture et épreuve, le naufrage est le début d’un autre récit, celui-ci des jours d’après. Car « il faut raconter aux lecteurs et aux auditeurs, sans taire la vérité, le sort funeste de ceux qui commencèrent à mourir » affirme le Vénitien Pietro Querini qui a dû abandonner, en 1432, son navire au large de la mer d’Irlande, pour trouver refuge dans l’archipel des Lofoten.

Des compilations et narrations, à compter surtout du xviiie siècle, présentent la catastrophe comme le prologue à d’autres aventures tragiques, réelles ou fantasmées. Ici des survivants, dévêtus et mouillés, abordent une île déserte pour un séjour à durée indéterminé et doivent surmonter la faim, les rigueurs climatiques, l’isolement et l’oubli. Là des rescapés, jetés sur une côte inconnue tentent de rejoindre un lieu de secours en affrontant d’éprouvantes conditions naturelles et l’hostilité de populations locales. La mise en récit de la catastrophe emblématique, particulièrement dans sa version littéraire, s’infléchit au xixe siècle, avec une insistance particulière sur le sauvetage et la« robinsonnade », et ultérieurement les vertus des malchanceux comme les incidences économiques.

Drame humain et traumatisme social, le naufrage a été parfois instrumentalisé tant la tragédie peut être porteuse d’une charge symbolique pour la totalité du corps social. Ainsi en est-il de catastrophes maritimes transformées en événements positifs. Les épisodes tragiques subis par le Nieuw Hoorn(1646), relatés une vingtaine d’années après les faits et au fil de plus de soixante-dix éditions jusqu’en 1800, contribuent à façonner l’unité d’un peuple et renforcent l’identité maritime des Provinces-Unies, pointant l’abnégation et le courage de ses populations qui finissent toujours par triompher de la mer. C’est dans un autre contexte et avec un autre objectif que se situe l’exploitation du naufrage du Vengeur du Peuple, le 1er juin 1794, à la suite d’un combat acharné contre deux bâtiments anglais, au large d’Ouessant. Le capitaine Renaudin, commandant le vaisseau, écrit peu après quelques lignes à son sujet, rapidement reprises et commentées dans diverses gazettes : 

Au milieu de l’horreur que nous inspirait à tous ce tableau déchirant, nous ne pûmes nous défendre d’un sentiment mêlé d’admiration et de douleur. Nous entendîmes, en nous éloignant, quelques-uns de nos camarades former encore des vœux pour leur patrie ; les derniers cris de ces infortunés furent ceux de « Vive la République » ; ils moururent en les prononçant.

Les artistes ont été invités à transmettre cet exemple à la postérité. Œuvres picturales (Isabey, Gudin ou Ozanne), chants, maquettes et pièces de théâtre soulignent à l’envie le courage individuel et plus encore le sacrifice collectif en valorisant la fidélité républicaine des marins. Cette lecture politique du naufragea permis au régime conventionnel de détourner un temps la défaite de prairial et de faire vibrer les âmes des patriotes convaincus. Mais la légende sacrificielle ne survit pas à la disparition des derniers rescapés.

Cette démarche se retrouve, mais comme à front renversé, dans des récits qui ouvrent de profondes critiques d’ordre politique. C’est le cas des récits successifs du naufrage de la Méduse et de l’épopée des malheureux survivants du radeau. Au-delà de la dénonciation de la gestion du ministre de la Marine, c’est l’action du gouvernement dans sa totalité qui est atteinte. L’exposition du tableau de Géricault, initialement intitulé Le naufrage de La Méduse, amplifie le scandale en stigmatisant la traite (présence de trois rescapés noirs) et la représentation du peuple par les seules élites. Michelet ne s’y est pas trompé : « Géricault peint son radeau et le naufrage de la France […] .C’est la France elle-même, c’est notre société toute entière, qu’il embarque sur ce radeau. »

Les drames du Vasa et du Titanic sont à glisser dans le registre des critiques mais à placer dans une autre rubrique. Le premier, qui sombre le jour même de son inauguration en baie de Stockholm le 10 août 1628, après seulement un mille de navigation, sabords ouverts et suite à deux rafales de vent soudaines, condamne la vanité du prince commanditaire, Gustave II Adolphe, et met en lumière les erreurs techniques dans la construction d’un bâtiment lourd (plus de 700 sculptures), mal lesté et difficile à manœuvrer. Depuis le renflouement de l’épave (1961) et l’ouverture d’un musée qui lui est dédié, on tend à insister surtout sur les négligences techniques afin ne pas atteindre le souvenir d’un monarque qui avait donné une forte influence à son royaume sur la scène européenne de son temps.

Les leçons du Titanic, sombrant dans la nuit du 15 avril 1912, sont beaucoup plus larges qui remettent en cause, non seulement les légèretés humaines (les canots du navire ne pouvant, au mieux, contenir que 1180 personnes sur les 3 547 embarquées) que la marche illimitée du progrès scientifique, marqueur identitaire des pays industrialisés. Plus que les autres naufrages celui du Titanic, à travers les romans, les chansons et surtout le cinéma, entretient la symbolique de la vanité en rappelant la fragilité humaine devant les dangers de l’océan.

Mais qu’il s’agisse de tragédies célèbres ou de plus modestes submersions, la disparition d’un navire demeure, pour les gens de mer comme pour ceux qui ne le sont pas, l’archétype fatal des risques maritimes.

Le naufrage comme archétype des périls de la mer

En mobilisant différents supports, les représentations des drames privilégient, qu’elles qu’en soient les causes, deux grands types de tragédie océane.

Le premier concerne les bâtiments qui sombrent en quelques instants, en raison de la gravité des avaries, laissant peu de chance aux équipages comme aux passagers. C’est le sort de la Lune, vaisseau de 48 canons, qui revient de l’expédition de Gigeri (Afrique du Nord) en très mauvais état et coule « comme du marbre » – selon les mots de Beaufort, commandant de l’expédition – en novembre 1664, au large de Toulon, sans avoir eu le temps de tirer un coup de canon pour donner l’alarme. Il perd en quelques minutes environ 600 hommes et alimente une longue controverse sur les causes de la catastrophe. Parmi d’autres naufrages aussi spectaculaires, celui du Drummond Castle qui coule, en dix minutes, au large d’Ouessant en mai 1896, ou du Doris, de retour des Antilles, qui, après une traversée éprouvante, disparaît brutalement dans la passe du goulet de Brest. Mais pour spectaculaire qu’il soit, l’événement tourne trop court pour soutenir le rythme d’un récit et de ses prolongements.

Dans le second cas, probablement plus fréquent, le naufrage intervient après plusieurs heures ou plusieurs jours et nuits de combat. Cette lutte harassante et parfois désespérée peut se dérouler à peu de distance de la côte voire du port, offrant une sorte de spectacle sordide à des témoins désarmés. Près de Contis, sur la côte landaise, durant l’hiver 1859, les marins d’un bâtiment anglais en perdition :

tendaient des mains suppliantes aux douaniers [mais] ils leur étaient matériellement impossible de leur venir en aide attendu que ni le vent et ni la mer étaient calmes. À la nuit close, les préposés des douanes ne distinguaient plus le navire mais entendaient très distinctement un craquement tellement fort qu’ils ne doutaient pas que le navire venait de s’entrouvrir et que c’était la fin du lugubre drame dont ils avaient suivi les péripéties.

Alors que les créations musicales qui comportent des scènes de naufrage touchent surtout la musique baroque (de Marin Marais à Purcell), les productions picturales ont restitué très tôt la charge émotionnelle du naufrage. C’est avec l’expansion maritime européenne, initiée par les Portugais au xve siècle, que la « peinture de mer » entre dans l’histoire de l’art : en vendant à un armateur de Lisbonne son premier tableau représentant son propre échouement, Hendrik Cornelisz Vroom, fait du naufrage l’élément fondateur de l’art maritime hollandais. Peu après, la fortuna di mare devient une thématique prisée par des ateliers génois, tandis que dans une France « classique », les toiles « tempétueuses » de Vernet sont relativement limitées comme les scènes de mer dans le jeune art maritime anglais malgré l’influence hollandaise. Mais à l’époque romantique avec Delacroix, Géricault, Isabey et les Garneray, ainsi que Turner et Birch, l’art maritime accorde, non sans quelque démesure, une place de choix aux fortunes de mer. Celles-ci n’intéressent plus guère l’art contemporain et dans le registre des représentations picturales, outre quelques artistes isolés (Pierre Péron), le relais a été pris par la bande dessinée pour mettre en scène la violence des flots, la bravoure des hommes et dénoncer les conséquences funestes des naufrages pour les rivages, et plus largement les éco-systèmes.

Plusieurs supports littéraires ont participé à la diffusion, plus ou moins large, de tels drames, à partir de témoignages directs. Dès le milieu du xvie siècle à Lisbonne, les plaquettes relatant les récits rédigés par les naufragés eux-mêmes, ou présentés comme tels, deviennent un genre à succès et pour l’épopée du Batavia, de son naufrage comme de ses suites sanguinaires, ce sont les rapports des enquêteurs de la V.O.C. puis les mémoires rédigés par deux des rescapés des massacres successifs qui constituent la base d’un ouvrage publié dix ans après et appelé à plusieurs éditions. Quant au drame de la Méduse, il est d’abord connu par la relation de deux rescapés (Alexandre Corréard et Jean-Baptiste Savigny).

À partir du second xviiie siècle, des écrivains s’inspirent de faits réels pour construire des romans où le naufrage est au cœur de l’intrigue. Dans ce deuxième moyen de diffusion, qui ressort de la littérature proprement dite, on songe au naufrage du Saint-Géran, survenu réellement en août 1744 et décrit en 1776 par Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie. La référence directe à des fortunes de mer avérées inspire par la suite de nombreux auteurs. L’affaire de la Méduse est reprise dans la Salamandre d’Eugène Sue (1832) ou la Gorgone de La Landelle (1846) et Alphonse Daudet relate le naufrage de la Sémillante (1855) dans une des Lettres de mon Moulin (1887). Jules Verne, pour sa part, a fait du naufrage un événement récurrent dans nombre de ses textes (Le Chancellor, Les Aventures du capitaine Hatteras, Le Pays des fourrures). Quelques situations dramatiques tel le feu à bord, prélude à la catastrophe, retiennent les auteurs comme Eugène Sue (Kernok le pirate) ou Balzac (Un capitaine parisien). Certains n’hésitent pas à rédiger des récits fictifs, à l’instar de Fenimore Cooper (La vie d’un matelot) et d’Edgar Alan Poe dont Les aventures d’Arthur Gordon Pym (1838) sont prises par les nombreux lecteurs pour un authentique document.

Dans les véritables récits de voyage ou journaux de bord qui composent le troisième support littéraire, la tempête et le naufrage qui la suit bien souvent sont des passages obligés, au risque de décevoir les lecteurs. S’ils relatent de proches événements réels ou puisent leurs inspirations dans le réservoir culturel traditionnel constitué par les textes d’Homère (L’Odyssée), de Virgile (Les Géorgiques) ou de la Bible (de Jonas aux voyages de Paul) ils obéissent à une codification instaurée au xvie siècle par les descriptions de naufrages portugais des années 1550-1580.

La presse et les magazines populaires qui connaissent un véritable essor au cours du premier xixe siècle s’approprient le naufrage en le déclinant à travers des poèmes, des nouvelles, des gravures et surtout des feuilletons aux multiples rebondissements. Des revues dédiées au fait maritime (Revue maritime, Annales maritimes, Navigateur, Shipwrecked Mariner) accordent une large place au naufrage quand ils n’en font pas leur raison d’être qu’il s’agisse du Journal des Naufrages (après 1829) ou de celui de la Société Générale des Naufrages.

Enfin, à cette littérature composite, il faut ajouter, dès le milieu du xviiie siècle, les compilations de récits de naufrage avec la publication au Portugal en 1735-1736 d’une anthologie naufrageuse (Historia Tragico-maritima de Bernardo Gomes). L’Angleterre puis la France emboîtent le pas avec les textes de J.-L. Deperthes (1781), puis de J.-B. Eyriès, avec quatre éditions entre 1815 et 1836, aux récits augmentés et souvent retranscrits à la première personne, avant les dix éditions du Précis des naufrages de P. Nougaret (1821-1875) et l’Histoire illustrée des grands naufrages de Jules Trousset (1880) au moment où le genre verse dans la littérature de jeunesse.

En fait, la curiosité croissante du public « pour les scènes tragiques » qui se déploie vers 1750-1840 au « temps du désir de rivage », comme désigné par Alain Corbin, s’inscrit dans un contexte culturel sous l’influence du roman noir. Développé à partir des prémices du roman gothique anglais, ce genre trouve dans la relation naufrageuse de quoi multiplier les épisodes dramatiques. Outre la réminiscence, après 1815, des affrontements navals des récentes guerres, l’importance des mouvements violents, l’impuissance humaine et l’inéluctable de la souffrance voire de la mort constituaient des éléments de choix pour « la génération romantique ». 

Force est de reconnaître que l’intérêt pour la fortune de mer n’a pas tout à fait fléchi. Dans les fonds de la Bibliothèque Nationale de France, le mot-clé « naufrage » souligne, tous titres et genres confondus (soit plus de 1550), la part prépondérante des xixe et xxe siècles, avec un léger avantage à ce dernier (41,8% et 43,4% des occurrences).Créateurs, écrivains ou peintres, ont accentué la dimension tragique associée à la fascination pour la terreur océane, le plus souvent ressentie de la terre. Au vrai, le sujet même du naufrage autorise des lectures qui vont au-delà de cette périodisation. Car outre les réalités qu’il dévoile de la navigation, le naufrage est, à travers ses dimensions exemplaire et symbolique comme à travers le comportement des hommes, anges ou démons, est un événement total, un dépassement du risque maritime qui en appelle à tous. »

Gilbert BUTI

(pour les références voir : Alain CABANTOUS et Gilbert BUTI, De Charybde en Scylla. Risques, périls et fortunes de mer du xvie siècle à nos jours, Paris, Belin, 2018)

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