Partage des Mers, partage de la Mer : les océans au cœur des enjeux écologiques et géostratégiques.

En Juillet prochain se tiendra à Lisbonne à l’initiative de l’ONU une conférence mondiale sur la protection de la biodiversité en haute mer. Un enjeu sur lequel les négociations préparatoires à la fameuse convention sur le droit de la mer adoptée à Montego Bay, il y a près de 30 ans en 1982, avaient échoué.

Pour mettre la pression sur ce dossier, la France organisera en février prochain à Brest une réunion internationale baptisée « One Ocean Summit ».

Peut-on vraiment croire à l’avènement demain d’un ordre mondial en haute mer ?

1) La protection de la haute mer face à « la régression générale du droit »

Regards croisés d’hier et d’aujourd’hui.

L’amiral Pierre Vandier, chef d’état-major de la Marine.

Dans une interview récente à l’hebdomadaire le Point, le chef d’état-major de la Marine, l’amiral Pierre Vandier s’alarmait de « la régression générale du droit » en mer comme plus largement dans tous les espaces communs de notre planète.

« Certains acteurs n’hésitent plus à imposer leur loi dans leurs zones maritimes proches, à chercher des ressources dans des fonds marins qui ne sont pas placés sous leur souveraineté, à saboter discrètement des navires de commerce ou encore à territorialiser des îlots qui ne leur appartiennent pas.

Ces comportements décomplexés tendent à transformer la mer, espace commun à tous régulé par le droit international, en une jungle où tous les coups sont permis… L’ordre mondial s’effondre à grande vitesse. Les garde fous qui tiennent encore face au désordre croissant ne sont plus très nombreux. »

Les propos du chef d’état-major de la Marine m’ont remis en mémoire le commentaire… rugueux de Guy Ladreit de Lacharrière, le chef de la délégation française à la Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer, conclue par la Convention de Montego Bay en 1982.

Je reprends ici des extraits de sa conclusion du colloque organisée en 1983 par la Société Française de Droit International « Perspectives du droit de la mer à l’issue de la 3ème Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer. »

Une manière pour moi de saluer la mémoire de Guy de Lacharrière qui m’avait fait l’amitié de rejoindre le premier Conseil d’Administration du Centre International de la Mer, que j’avais créé en 1985 avec l’écrivain Paul Guimard, au cœur de la Corderie Royale de Rochefort.

Guy Ladreit de Lacharrière (à gauche)
Source; Wikipedia


« Les liens entre positions juridiques et intérêts nationaux ont été, à la Conférence du Droit de la Mer, d’une netteté, d’une transparence, voire d’un cynisme rarement rencontrés.

En écoutant un orateur, on pouvait définir les caractéristiques , en tout premier lieu géographiques, du pays qu’il représentait. Ce phénomène s’est présenté à la Conférence avec une clarté exceptionnelle. De surcroît, les intérêts nationaux qui se trouvaient derrière les positions juridiques étaient d’une nature telle qu’il était très difficile de compromettre à leur propos.

On a parlé beaucoup d’un devoir de compromis et chacun reconnaissait qu’il existait. Mais sur les intérêts en jeu il était très difficile de compromettre et tout d’abord parce qu’on ne compromet pas aisément avec la géographie, dont les données sont permanentes.

D’autre part, ce qui se passait à la Conférence du droit de la mer était très différent de ce qui se passe, disons, dans une conférence de négociations commerciales.

Dans une conférence de ce dernier type, on peut admettre, par exemple à propos de la stabilisation des prix des produits primaires, que certaines mesures bonnes pour les pays producteurs le seront aussi pour les pays consommateurs, de sorte que les intérêts des uns et des autres convergent.

Au contraire, les intérêts en présence à la Conférence du droit de la mer étaient tels que celui qui « gagnait » gagnait au détriment de celui qui perdait : si un pays était désormais en droit de pêcher tout le poisson de sa zone économique de 200 milles, son avantage était acquis au détriment des étrangers qui pêchaient jusque-là dans ces eaux, et il n’était pas possible de parler de prospérité de chacun contribuant à la prospérité de tous comme dans des négociations commerciales.

Le jeu joué à la Conférence est un jeu à somme nulle, où les gains des uns correspondent aux pertes des autres. Du moins c’est ainsi que pensaient les délégations, ce qui rendait les compromis fort malaisés. Autrement dit, il n’existait pas de mythe unificateur des intérêts permettant aux délégations d’être convaincues qu’en travaillant à l’intérêt commun, elles travaillaient aussi à leurs intérêts propres sur un grand nombre de domaines du droit de la mer comme l’étendue de la zone économique ou du plateau continental.

La transparence des liens entre intérêts nationaux et positions juridiques n’a pas été moins notable en ce qui concerne l’autre grand domaine du droit de la mer… : le domaine des institutions mondiales compétentes à l’égard des ressources des fonds marins internationaux.

Quand il a été admis qu’il s’agissait de créer une sorte de quasi-gouvernement mondial sur la moitié du globe, là encore la trop évidente adaptation des vues juridiques aux intérêts nationaux de ceux qui les présentaient a fait obstacle à un accord général sur des institutions dont l’importance était extrême en raison du domaine qui leur était attribué et du précédent qu’elles pouvaient constituer. Il s’est passé ce que l’on connait sur le plan interne, lorsque les partis politiques spéculent sur ce que pourraient leur rapporter les différents modes de scrutin. Raisonnant à propos des institutions mondiales à adopter, chaque délégation s’est rendue compte de ce qui allait se passer, de ce que les uns allaient gagner et de ce que les autres allaient perdre. Le mythe unificateur qui, là, pouvait peut-être être admis, n’a pas eu le temps de se dégager.

Dans sa dernière phase, la Conférence a voulu créer des institutions mondiales en abandonnant la logique du contrat social, en oubliant ses bonnes dispositions premières quant au respect des souverainetés et donc quant à l’usage du consensus qui en était l’instrument.

Au fond, à la fin de la Conférence, pour beaucoup de délégations, la volonté des autres est apparue comme agaçante… Pour des pays majoritaires dans une conférence, et même s’ils professent tous que le droit international trouve son fondement dans la volonté des Etats, la volonté des autres est agaçante ou irritante. A la Conférence du droit de la mer on a voulu court-circuiter, contourner cette volonté des autres en recourant au vote.

La grande leçon de la Conférence du droit de la mer tient en ceci que la volonté des Etats ne se laisse pas oublier ni contourner. Le droit international est, à l’heure actuelle, un droit négocié. Il y a toutes les raisons de s’en féliciter, sauf pour les partisans de la contrainte entre les nations. ».

2) Protection de la biodiversité en haute mer : vers un droit de l’océan ?

Regards croisés sur les négociations internationales

Le Monde titrait le 4 novembre dernier « COP 26 à Glasgow : l’océan, grand oublié » au dessus d’un article de Martine Valo qui présentait ainsi l’état des négociations internationales sur la protection des océans.

Martine Valo

« L’océan mondial ne figurait pas au programme des COP avant celle de Paris, en 2015. Sa timide apparition d’alors a donné lieu à la publication, quatre ans plus tard, du rapport spécial établi par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sur « l’océan et la cryosphère dans le contexte du changement climatique ». Malgré l’ampleur saisissante des catastrophes annoncées, peu de décisions se sont ensuivies…

L’état de santé de l’océan se joue aussi sur d’autres scènes.

Au sein de l’Autorité internationale des fonds marins par exemple, où les Etats se préparent à exploiter les ressources minérales jusque dans les abysses. Ou encore à la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR).

Le 29 octobre, pour la cinquième année d’affilée, l’Union européenne et les vingt-cinq Etats qui y siègent ne sont pas parvenus au consensus nécessaire pour créer de nouvelles aires marines protégées dans l’océan Austral, sur lequel ils sont précisément chargés de veiller.

Du côté de l’Organisation des Nations unies, l’urgence à agir pose aussi question. Les négociations internationales sur un futur traité juridiquement contraignant pour la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité en haute mer, au-delà des juridictions nationales, n’ont toujours pas abouti. Le lancement de ce processus remonte à 2012… »

Regards de juristes :

Patrick Chaumette, Professeur émérite de l’Université de Nantes et Directeur de la publication du Dalloz « Droits Maritimes ».

« Concernant les ressources biologiques en haute mer, aucun instrument international ne traite des écosystèmes marins dans leur ensemble notamment au-delà des zones sous juridictions nationales, c’est-à-dire en haute mer et dans la colonne d’eau. Des négociations sont en cours au sein des Nations unies afin d’examiner les recommandations de 2017 du comité préparatoire. Il s’agit de combler des lacunes de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), signée en 1982 à Montego Bay, quant à la préservation de la biodiversité et quant au statut des ressources génétiques des grands fonds marins. Ces dernières années ont révélé la richesse biologique de ces fonds ; si les prélèvements de ces ressources génétiques soulèvent peu de questions environnementales, il en va différemment du partage des avantages découlant de leur utilisation exclusive. »

Pascale Ricard, juriste en droit de l’environnement au Centre d’études et de recherches internationales et communautaires (CERIC), Aix-Marseille Université.

« J’ai commencé à m’intéresser au droit de la mer et à la biodiversité lors de mes études de master, puis j’ai consacré ma thèse à la question de la conservation de la biodiversité dans les zones maritimes internationales.

Ce sujet est passionnant pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que les océans sont assez peu connus – moins que la surface de la lune –, alors qu’ils couvrent presque les trois quarts de la surface de la terre et constituent le berceau de la vie. Ensuite, parce que les mers et océans constituent des espaces communs que l’on peut qualifier de « biens publics mondiaux ».

Ce caractère commun implique un régime juridique très particulier qui diffère en grande partie des régimes juridiques applicables aux espaces terrestres, situés sous la souveraineté des États. Les États étant tous égaux et souverains, comment le droit peut-il assurer la protection d’espaces qui n’appartiennent à personne – ou bien à tous ?

Enfin, les océans sont caractérisés par leur continuité et connectivité physique et constituent pour certains scientifiques un seul et même écosystème. Néanmoins, le régime qui leur est applicable est caractérisé par une très forte fragmentation (géographique et juridique), ce qui semble a priori antinomique avec l’idée de continuité et constitue un facteur de complexité, à l’origine d’incohérences.

La biodiversité marine suscite un intérêt de plus en plus important, non seulement parce que de nombreuses espèces sont menacées de surexploitation, ce qui pose des problèmes en termes de sécurité alimentaire, mais aussi parce que sa grande diversité et le caractère très spécifique de certaines ressources génétiques marines (prélevées dans les régions polaires ou les sources hydrothermales en profondeur par exemple) est à l’origine d’importantes découvertes, dans le domaine médical notamment. Cela pose des questions concernant l’exploitation des brevets.

Des négociations entre États sont en cours afin d’adopter un nouvel accord visant à compléter la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer adoptée en 1982, qui est considérée comme une véritable « constitution » pour les océans. Ce qui est reproché à cette Convention, c’est de ne pas être suffisamment précise concernant les modalités de conservation et d’utilisation durable de la biodiversité des zones maritimes internationales, c’est-à-dire des zones se situant au-delà de la limite de 200 milles nautiques (64% des océans, soit la moitié de la surface de la terre).
Le nouvel accord devrait permettre, par exemple, de faciliter la création d’aires marines protégées en haute mer. Il a également vocation à préciser les modalités de mise en œuvre de l’obligation générale de réaliser des études d’impact environnemental pour l’ensemble des activités menées dans ces espaces.

De plus, il devrait préciser le statut juridique des ressources génétiques marines et les modalités relatives à leur exploitation. Cette dernière question cristallise des enjeux en termes d’équité entre pays développés et pays en développement. Les premiers souhaitent conserver un régime de liberté d’accès et d’exploitation des ressources génétiques, tandis que les seconds, ne disposant pas encore des technologies nécessaires, réclament un encadrement strict et un partage des bénéfices perçus de leur exploitation, à l’image du régime de patrimoine commun de l’humanité qui caractérise depuis 1982 la zone internationale des fonds marins. Les aspects économiques et environnementaux sont ainsi fortement liés.

D’autres discussions internationales sont actuellement menées au sein du Programme des Nations Unies pour l’environnement, concernant la question de la pollution des océans par les déchets de matière plastique. Les conférences relatives au climat, quant à elles, n’abordent quasiment pas le lien entre le climat et les océans, alors que l’ampleur des conséquences des changements climatiques sur ces derniers et le rôle qu’ils jouent dans la régulation du climat sont des problématiques également très importantes. »

Jean-Paul Pancracio,

Agrégé des facultés de droit, professeur émérite des universités, responsable de la rubrique « Questions maritimes et navales » de l’Annuaire Français de Relations Internationales (AFRI).

« Vers un océan mondial retrouvé » Vie Publique Novembre 2019

« Osons anticiper que le droit de la mer du XXIe siècle sera un droit fonctionnel transcendant limites et exclusivités.

Outre la probable persistance des zones maritimes et des découpages créés au cours du XXe siècle, ce sont les grandes fonctions maritimes assumées par les États et les acteurs intervenant en milieu marin qui devraient tendre à prévaloir : fonctions environnementale et de protection du milieu, de sécurité, de sauvegarde de la vie humaine, de gestion raisonnée des littoraux, de régulation de l’exploitation minière des fonds marins… fondées à l’échelle universelle sur des normes contraignantes permettant une gouvernance des océans.

L’évolution du climat global de la planète, la croissance démographique, la raréfaction des ressources halieutiques conjuguée à une demande accrue d’accès à ces dernières sont autant de défis qui ne seront affrontés qu’à ces conditions. »

Benedict Donnelly

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