Civelle, légine australe : les nouvelles mafias de l’océan !

 » A la poursuite du Thunder », un des livres en compétition pour les Mémoires de la Mer 2021, jette une lumière crue sur un nouveau type de criminalité organisée, celui  du trafic d’espèces marines protégées à l’échelle mondiale.

Récit à rebondissements par deux journalistes norvégiens d’investigation d’une traque de près de 4 mois, des glaces de l’Antarctique à l’Afrique de l’Ouest,  par un navire de l’ONG Sea Sheperd, d’un navire braconnier, pêchant illégalement la légine australe,  c’est une plongée ahurissante dans un univers mal connu, celui d’un braconnage organisé à l’échelle mondiale et de réseaux mafieux dont les méthodes n’ont rien à envier à celles des trafiquants de drogue.

Cette course poursuite maritime, à la hauteur de celle de Master and Commander, se terminera par le naufrage volontaire du navire braconnier au large des côtes d’Afrique.

Au premier plan, le navire braconnier en perdition et, à l’arrière, un navire de Sea Shepherd restant à une distance de sécurité. (Photo: Simon Ager)

Photo : Simon Ager

Coïncidence, le 11 juin dernier, la Gendarmerie Nationale annonçait le démantèlement d’un réseau de trafiquants de civelles opérant entre la France et l’Asie.

Des civelles, alevins de l’anguille, nagent dans un bassin après avoir été pêchées dans la rivière Penobscot, samedi 15 mai 2021, à Brewer, dans le Maine (Etats-Unis). ROBERT F. BUKATY / AP

 Ce réseau est suspecté d’avoir exporté plus de 46 tonnes de ce poisson migrateur menacé d’extinction. Le commerce illégal de cet alevin de l’anguille, a été estimé à 18 millions et demi d’euros.
Quelques jours après cette annonce, le quotidien Sud-Ouest a interrogé dans son édition du 21 juin dernier Thierry Colombié, « expert en criminalité organisée », qui publiera prochainement dans la collection Polar Vert aux Éditions Milan » un « roman écologique »  « Anguilles sous roches ».
Extraits de l’interview réalisée par Christophe Berliocchi :

« Pourquoi la civelle ou pibale est-elle si recherchée par les trafiquants ?

Parce qu’elle ne peut pas se reproduire en captivité et que c’est un mets très prisé en Asie pour ses vertus aphrodisiaques. En 2016, la Chine a élevé et vendu près de 250 000 tonnes d’anguilles adultes et la demande ne cesse de croître, au Japon principalement. Pour assurer la croissance d’un marché très lucratif – le kilo d’adultes peut atteindre les 30 000 euros, plus que l’or – les industriels ont besoin d’approvisionner leurs élevages en ressource naturelle. Selon Europol, 100 tonnes de civelles ou pibales sont acheminées en Asie illégalement chaque année depuis l’Europe. Tout est pêché sur le littoral atlantique, de l’Espagne jusqu’en Allemagne, mais le business s’appuie surtout sur une tradition bien française : le braconnage. Vendue autour de 400 euros le kilo sous le manteau, la pibale met du beurre dans les épinards. Durant les années fastes, on se mettait en arrêt maladie pour aller braconner, rien de tel pour se payer des vacances en Espagne !

Pourquoi l’acheminement des civelles en Asie est-il illégal ?

À force d’être pêchée sans compter, d’être stoppée par les barrages, ou de subir les affres de la pollution et des maladies, la civelle a presque disparu. Aujourd’hui, on compte cinq civelles qui remontent nos rivières d’eau douce contre 100 il y a trente ans. L’espèce a donc été inscrite à la Convention sur le commerce international des espèces (Cites) en 2009. Un an plus tard, l’UE a décidé d’en interdire l’exportation hors des frontières européennes. Les trafiquants ont exploité le filon en mettant en place des filières pour alimenter les marchands d’anguilles chinois. Les prix se sont envolés, le business s’est perfectionné, d’autant que la cousine asiatique de la pibale, anguilla japonica, a subi le même sort…

Comment s’est organisé un trafic qui prend racine principalement en France ?

Avant qu’elle ne devienne une espèce protégée, la pibale était braconnée, exportée vers l’Espagne, avant d’être expédiée au Maroc ou en Asie. On a l’habitude de dire qu’avant, ce n’était pas organisé, juste une tradition. C’est un mythe. Au cours de mes recherches sur le trafic de drogues, il m’a été rapporté un drôle de « manège » : les milliers de « bracos » français vendaient à des centaines de collecteurs, bien connus dans le Sud-Ouest, lesquels refourguaient les « spaghettis » à des pêcheurs espagnols, sur des quais français ou en mer. Des courtiers, appelons-les ainsi, s’occupaient de la vente en gros, de l’exportation en Galice et de la sécurité des transactions. Pas le genre à plaisanter, d’autant que certains trafiquaient aussi la cocaïne. Le marché de la pibale m’a été décrit comme un cartel, capté par une poignée de groupes d’hommes bien installés dans le secteur de la pêche. Mais pour être clair, on fermait les yeux sur un petit poisson transparent qui servait à engraisser les cochons ou que l’on vendait en cornets sur les bords de la Loire. La biodiversité, c’était surtout dans le porte-monnaie, pas encore un enjeu mondial de la survie de milliers d’espèces.

Si c’est une tradition, on ne parle pas beaucoup du braconnage. Est-ce un trafic confidentiel ?

De l’ordre de plusieurs milliards d’euros de chiffre d’affaires, c’est une activité souterraine et industrielle à part entière. Depuis que la civelle est protégée, c’est le crime d’une espèce sauvage le plus lucratif au monde, l’espèce la plus trafiquée de la planète. Aujourd’hui, un braconnier basque ou landais vend un kilo de pibales autour de 400 euros. Exporté en Espagne, au Maroc ou dans les pays de l’Est, le même kilo est revendu en Chine jusqu’à dix fois plus cher, après avoir voyagé dans des valises aménagées en avion. 24 heures sous oxygène ! Mais ce n’est pas fini : un kilo, c’est environ 3 000 alevins. Devenue adulte, une seule anguille se revend dix euros ! 30 000 euros, c’est presque le prix d’un kilo de cocaïne vendue sur le sol français. De quoi attirer bien des convoitises…. »

https://www.sudouest.fr/environnement/le-trafic-de-civelles-dans-le-sud-ouest-une-vraie-mafia-de-l-or-blanc-3785207.php

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