Cent ans après, les « mémoires cloisonnées » du naufrage du Paquebot Afrique !

Il y a 101 ans, le naufrage de l'« Afrique », le « Titanic » français parti de Bordeaux
Le paquebot l' »Afrique » à Bordeaux vers 1910, carte postale, phototypie Marcel Delboy, Bordeaux. © Crédit photo : Wikimedia Commons

Il y a un an et demi, tout début janvier 2020, alors qu’on commençait tout juste à évoquer un mystérieux virus venu de Chine, le centenaire du naufrage le plus meurtrier de l’histoire de la navigation civile française ne suscitait guère l’intérêt, hormis celle de la presse régionale concernée, notamment du quotidien Sud-Ouest du 9 janvier 2020 :


« Le 12 janvier 1920, 568 personnes dont 192 tirailleurs sénégalais, ont péri dans le golfe de Gascogne, au large de l’île de Ré, à bord de l’« Afrique » parti de Bordeaux à destination des colonies d’Afrique. Le plus grand naufrage de l’histoire nationale est resté longtemps oublié…

A son bord, 602 personnes, 135 hommes d’équipage et 467 passagers : des missionnaires, qui transportent un trésor de 30 millions de francs-or pour achever l’édification de la cathédrale Notre-Dame-des Victoires de Dakar, des militaires, 192 tirailleurs africains  (sénégalais, maliens ou guinéens) tout juste démobilisés de la Grande Guerre, des femmes et des enfants de cadres coloniaux en poste en Afrique.

Dans la nuit du 11 au 12 janvier, à 3h10, au cœur de la tempête, « l’Afrique » qui se trouve au niveau du fameux plateau de Rochebonne, connu et redouté par des générations de marins pêcheurs, à moins de 23 milles (42 km) des Sables-d’Olonne, se disloque et sombre en quelques minutes. Le paquebot n’a pas heurté les rochers du haut-fond, contrairement à ce qui a d’abord été dit, mais est allé percuter le bateau-feu dit « à gaz sans gardien » de Rochebonne. Mis à l’eau, les canots de sauvetage sont aussitôt emportés par les vagues démontées Seul le dernier, collé jusqu’au bout à ce qui reste du navire, parvient à atteindre le rivage.

Radeau du paquebot l' »Afrique » avec 13 Sénégalais recueillis par le paquebot « Ceylan ». Photographie originale Jean Nugue, passager du « Ceylan. »Wikimedia Commons

Au total, trente-quatre personnes, dont vingt membres de l’équipage qui furent les derniers à quitter le navire, treize Sénégalais (l’un d’eux, Mamadou N’Diaye, décédera sur le pont du navire sauveteur), et un passager civil, seront les seuls rescapés de ce naufrage qui reste à ce jour la plus grande tragédie maritime nationale .

Sud-Ouest du 9 janvier 2020
Canot de rescapés du paquebot l' »Afrique » avec 9 survivants recueillis par le paquebot « Ceylan ». Photographie originale de Jean Nugue, passager du « Ceylan ».Wikimedia Commons

Le  centenaire de cette tragédie a été, l’an dernier, presque passé sous silence et puis, un an et demi plus tard,à la mi-juillet 2021, une grande enquête en cinq épisodes du quotidien du soir de référence, « le Monde », vient sortir de l’oubli le « Titanic français », relayant le travail de mémoire des descendants des victimes du naufrage , mis notamment en valeur dans un documentaire de 2014 de Daniel Duhand et Lionel Chaumet, produit par Eliocom et France 3 Poitou-Charentes.

https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2021/07/17/un-siecle-apres-le-naufrage-le-paquebot-afrique-toujours-dans-la-tourmente_6088541_3451060.html

http://www.memoiresdelafrique.fr/memoiresdelafrique-film.htmlhttps://france3-regions.francetvinfo.fr/pays-de-la-loire/memoires-afrique-retour-naufrages-plus-meurtriers-histoire-france-876443.html

L’Afrique, un petit morceau de la France de 1920

Comme l’écrit dans le Monde Thomas Saintourens, 

« C’est une France coloniale en miniature qui embarque sur l’Afrique. Arachide ou bois tropicaux, évangiles ou code civil : l’après-guerre est propice à l’import-export. Les hommes d’affaires ont cousu à même leur pantalon des ceintures de billets ; les militaires sont coiffés de leurs casques coloniaux ; les élégantes de la première classe ont revêtu leurs plus belles toilettes… Dans les salons feutrés de la première classe papillonnent les hauts fonctionnaires et les négociants les plus prospères. On croise ici Louis Adenier, directeur des Chemins de fer du Dahomey ; et là, Léon Chailley, trésorier-payeur du Sénégal… Mais s’il fallait désigner une « vedette », sans doute serait-ce cet homme à la longue barbe filandreuse prolongeant un visage buriné. A 58 ans, Hyacinthe Jalabert, préfet apostolique du Sénégal, est un habitué des missions africaines. Cet évêque de la congrégation du Saint-Esprit aime bourlinguer sous les tropiques. Sa mission, cette fois, est celle d’un convoyeur de fonds… Il transporte en toute discrétion l’argent destiné à l’édification de la cathédrale du Souvenir africain de Dakar.

Militaires, administrateurs et commerçants occupent les cabines plus sommaires du second pont. Leur ticket est pour ainsi dire celui d’une loterie : ils vont chercher fortune en Afrique, peut-être aussi tenter d’effacer la dureté de la guerre dont la douleur les hante. Parmi eux dépasse la silhouette athlétique de Louis Cerisier, 32 ans, champion cycliste, désireux de s’établir en Côte d’Ivoire. Il se sent en veine : il a mis la main sur son ticket à la dernière minute, grâce à un désistement.

Soixante-quinze femmes et 19 enfants, souvent en bas âge, prennent part au voyage auprès de ces ambitieux. Le manifeste de bord, une sorte de registre, qualifie presque toutes les épouses de « sans profession ». Elles accompagnent ou rejoignent leurs maris, au gré de leur fortune, dans cette aventure africaine… »Les passagers remarquent-ils que d’autres hommes, près de 200, peuplent l’entrepont ? Savent-ils qu’ils partagent ce bateau avec des héros de la Grande Guerre, encore en uniforme ? Ces passagers-là ont livré bataille à Verdun, dans la Somme ou sur le front d’Orient. Ils ont sacrifié leur corps, perdu des frères, et rentrent enfin dans leurs villages, plus de deux ans après l’armistice. Les voilà en partance, sur les quais de Bordeaux, ces mêmes quais d’où était autrefois orchestré l’esclavage, le commerce triangulaire qui fit la fortune de la ville et de ses négociants.A bord, ces « tirailleurs » d’Afrique ne reçoivent aucun honneur militaire. Leurs noms ne sont pas même inscrits sur la liste des passagers : un simple numéro identifie ces 192 hommes entassés entre les voyageurs et les marchandises. Dans quelques jours, une trentaine d’entre eux descendront à Dakar, plus de 70 à Conakry, et plus de 80 à Grand-Bassam. Bien souvent, ils poursuivront leur périple loin à l’intérieur des terres, à la rencontre de leurs familles, qui ignorent tout de leur parcours, jusqu’à savoir s’ils sont encore en vie. »

Thomas Saintourens (LE Monde)

La catastrophe du siècle ne fait pas la une 

Comme l’écrivait Cathy Lafon dans Sud-Ouest en janvier 2020, « mis à part le bombardement de l’« Encastria », en 1940, c’est la plus grande catastrophe humaine du siècle sur les côtes atlantiques. Pourtant, paradoxalement, personne n’en parle, ou très peu. Dans la presse, c’est un simple entrefilet qui signale les 568 morts de l’« Afrique ». D’abord, le souvenir du « Titanic » qui a sombré huit ans plus tôt, en 1912, éclipse le naufrage du paquebot. Et puis, après l’hécatombe de la Première Guerre mondiale, le pays n’en peut plus des cadavres. « Face aux millions de morts de la guerre, ce nombre paraît dérisoire », explique Roland Mornet, auteur du livre « La tragédie du paquebot Afrique » chez Geste éditions.Ce qui fait alors la « une » des journaux, c’est la politique : la France est en pleine campagne électorale et Paul Deschanel s’apprête à battre Georges Clemenceau à l’élection présidentielle du 17 janvier.

« L’ombre portée sur le naufrage de l’Afrique est due avant tout à son contexte historique, au sortir de la guerre, dans une année riche en événements politiques, confirme, dans la série du Monde, Eric Rieth, archéologue et historien à l’Académie de marine. Mais il paie aussi la relative banalité des circonstances du drame : un bateau de ligne régulière, pas luxueux, subissant un enchaînement d’avaries liées au mauvais temps. » Selon lui, la difficulté d’en tirer une mémoire commune n’est pas surprenante : « Chaque groupe social – premières classes, officiers, marins… – a son interprétation. Chacun revendique sa propre mémoire en respect pour son aïeul. On peut rapprocher cette situation du concept de mémoires cloisonnées mis en avant récemment autour de la guerre d’Algérie. Ce paquebot n’a jamais attiré les délégations officielles, pas même pour le centenaire de sa disparition. Quelques voix mettent en cause le profil des passagers et le contexte du périple, cette France coloniale de 1920. Comme si commémorer ensemble le colon et le colonisé, le soldat noir et le haut gradé, le notable de première classe et le graisseur de fond de cale demeurait une équation insoluble, un précipité chimique sulfureux.

« Entretenir le souvenir des tirailleurs, laissés pour compte depuis l’embarquement jusqu’au procès, est précisément la mission que se fixe Karfa Diallo, président de l’association bordelaise Mémoires & partages. Lui aussi s’est heurté à ces difficultés au moment d’organiser une commémoration, en janvier 2020 : un rabbin, un imam, une pasteur et un archevêque sont venus à Bordeaux, mais aucun élu national.« Cette histoire révèle les lignes de force d’une époque, mais aussi les difficultés à faire mémoire commune »

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